Выбрать главу

— Et, dit Baley, si je comprends bien, c’est ce qui est arrivé à Jander Panell. Il a affronté une contradiction de termes et son cerveau a grillé ?

— C’est ce qui semble s’être produit. Mais ce n’est plus si facile à provoquer qu’au temps de Susan Calvin. Peut-être à cause de la légende, les roboticiens ont pris grand soin d’éviter tout risque de contradiction. Comme la théorie du cerveau positronique est devenue plus subtile et la pratique de conception de ce cerveau plus complexe, des systèmes toujours plus efficaces ont été inventés et mis au point pour que toutes les situations soient résolues dans une non-égalité, afin qu’une attitude puisse être adoptée qui sera interprétée comme une obéissance à la Première Loi.

— Eh bien, alors, on ne peut pas griller le cerveau d’un robot. C’est ça que vous voulez dire ? Parce que si c’est ça, qu’est-il arrivé à Jander ?

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Les systèmes de plus en plus efficaces dont je parle ne sont jamais efficaces à cent pour cent. C’est impossible. Quelles que soient la subtilité et la complexité d’un cerveau, il y a toujours un moyen d’établir une contradiction. C’est une vérité fondamentale de la mathématique. Il sera éternellement impossible de produire un cerveau assez subtil et complexe pour réduire à zéro les risques de contradiction. Jamais tout à fait à zéro. Cependant, les systèmes sont si proches de zéro que pour produire un gel mental, en imposant une contradiction adéquate, il faudrait avoir une profonde connaissance de ce cerveau positronique particulier, et cela exigerait un roboticien expert et un théoricien habile.

— Tel que vous-même, docteur Fastolfe ?

— Tel que moi-même. Dans le cas des robots humaniformes, uniquement moi-même.

— Ou absolument personne, lança Baley avec une lourde ironie.

— Ou absolument personne, précisément. Les robots humaniformes ont le cerveau – et le corps, devrais-je ajouter – construit selon une imitation consciente de l’être humain. Le cerveau positronique est d’une extrême délicatesse et tire naturellement une partie de cette fragilité du cerveau humain. Tout comme un être humain peut avoir une embolie, par suite d’un incident fortuit dans son cerveau et sans aucune intervention extérieure, ainsi le cerveau humaniforme peut par pur hasard – un déplacement imprévu de positrons – se mettre en état de gel mental.

— Pouvez-vous le prouver, docteur ?

— Je peux le démontrer mathématiquement, mais parmi ceux qui comprendraient la mathématique pure, peu seraient d’accord avec la validité du raisonnement. Cela entraîne certaines suppositions personnelles qui ne concordent pas avec la façon de penser admise en robotique.

— Et quelles sont les probabilités d’un gel mental spontané ?

— Etant donné un nombre important de robots humaniformes, disons cent mille, il y aurait une chance à égalité que l’un d’eux puisse subir un gel mental spontané, au cours d’une vie auroraine moyenne. Mais cela pourrait arriver bien plus tôt, comme pour Jander, malgré le peu de chances que cela se produise.

— Mais écoutez, docteur Fastolfe ! Même si vous arriviez à prouver d’une manière concluante qu’un gel mental spontané peut se produire chez les robots en général, ce ne serait pas la même chose que de prouver que cela est arrivé à Jander en particulier et à ce moment particulier.

— Non, en effet, reconnut Fastolfe. Vous avez raison.

— Vous, le grand maître de la robotique, ne pouvez rien prouver dans le cas précis de Jander.

— Encore une fois, vous avez parfaitement raison.

— Alors que voulez-vous que je fasse, moi qui ne connais rien à la robotique ?

— Il n’est pas nécessaire de prouver quoi que ce soit. Il me semble qu’il suffirait de présenter une suggestion ingénieuse, qui rendrait un gel spontané plausible au public en général.

— Laquelle, par exemple ?

— Je ne sais pas.

Baley s’emporta.

— Etes-vous bien certain de ne pas savoir, docteur Fastolfe ?

— Que voulez-vous dire ? Je viens d’avouer que je ne sais pas !

— Permettez-moi de vous faire observer quelque chose. Je suppose que les Aurorains, dans l’ensemble, savent que je suis venu sur cette planète pour résoudre ce problème. Il eût été difficile de me faire venir secrètement, si l’on considère que je suis un Terrien et que nous sommes à Aurora.

— Oui, certainement, et je ne l’ai pas tenté. J’ai consulté le président de la Législature et l’ai persuadé de me donner l’autorisation de vous convoquer. C’est ainsi que j’ai réussi à obtenir un sursis du jugement. On vous accorde une chance de résoudre le mystère avant de faire mon procès. Je doute que ce sursis dure très longtemps.

— Je vous répète donc… Les Aurorains en général savent que je suis ici et j’imagine qu’ils savent exactement pourquoi, à savoir que je suis censé élucider l’énigme de la mort de Jander.

— Naturellement. Quelle autre raison pourrait-il y avoir ?

— Et depuis l’instant où je suis monté à bord du vaisseau qui m’a transporté ici, vous m’avez gardé prisonnier, constamment et étroitement gardé contre le risque que vos ennemis cherchent à m’éliminer, jugeant que je suis une espèce de surhomme capable de résoudre cette énigme de manière à vous disculper entièrement, bien que toutes les chances soient contre moi.

— Je le crains en effet, oui.

— Et supposez que quelqu’un, qui ne veut pas voir ce mystère résolu et qui ne tient pas à ce que vous, docteur Fastolfe, soyez disculpé, réussisse à me tuer ? Est-ce que cela ne ferait pas pencher l’opinion publique en votre faveur ? Les gens n’en déduiraient-ils pas que vos ennemis croient à votre innocence ou qu’ils craignent tellement une enquête qu’ils voudraient se débarrasser de moi ?

— C’est un raisonnement plutôt compliqué, monsieur Baley. J’imagine que votre mort, si elle était bien exploitée, pourrait servir à un tel dessein, mais cela n’arrivera pas. Vous êtes protégé et vous ne serez pas tué.

— Mais pourquoi me protéger, docteur ? Pourquoi ne pas les laisser me tuer, et puis vous servir de ma mort pour remporter la partie ?

— Parce que je préfère que vous restiez en vie et que vous réussissiez à démontrer mon innocence.

— Mais enfin, vous devez bien savoir qu’il m’est impossible de démontrer cette innocence !

— Vous le pourrez peut-être. Vous avez tous les mobiles pour cela. Le bien, l’avenir de la Terre dépendent de votre réussite et, comme vous me l’avez dit, votre propre carrière.

— A quoi sert un mobile ? Si vous m’ordonniez de voler en battant des bras et m’avertissiez que si j’échouais, je serais promptement tué dans d’horribles tortures, que la Terre exploserait et que toute sa population serait détruite, j’aurais indiscutablement un puissant mobile pour battre des bras et voler… et pourtant j’en serais bien incapable.

— Je sais que les chances sont infimes, dit négligemment Fastolfe.

— Vous savez qu’elles sont inexistantes ! s’exclama Baley avec colère, et que seule ma mort peut vous sauver !

— Alors je ne serai pas sauvé, car je veillerai à ce que mes ennemis ne puissent vous atteindre.

— Mais vous, vous pouvez m’atteindre.

— Comment ?

— J’ai dans l’idée, docteur Fastolfe, que vous pourriez vous-même me tuer de manière à faire croire que les coupables sont vos ennemis. Vous vous serviriez alors de ma mort contre eux, et voilà pourquoi vous m’avez fait venir à Aurora.