— Et comment pourriez-vous le faire ?
— C’est une question de moyens, d’occasion et de mobile. Vous aviez les moyens de tuer Jander – l’habileté théorique de le manipuler de manière à provoquer un gel mental – mais en aviez-vous l’occasion ? Il était votre robot, en ce sens que vous avez conçu les circuits de son cerveau et surveillé sa construction, mais était-il en votre possession au moment du gel ?
— Non, justement. Il était en possession de quelqu’un d’autre.
— Depuis combien de temps ?
— Depuis huit mois environ, c’est-à-dire la moitié d’une de vos années.
— Ah ! Voilà qui est intéressant. Etiez-vous avez lui, ou près de lui au moment de sa destruction ? Auriez-vous pu l’atteindre ? En un mot, pouvons-nous démontrer que vous étiez si loin de lui, ou que vous n’aviez plus aucun contact avec lui, au point qu’il n’est pas raisonnable de supposer que vous avez pu commettre l’acte au moment où il a été commis ?
— Je crains que ce soit impossible. Il y a un laps de temps assez long, pendant lequel cet acte a pu être commis. Il n’y a aucun changement robotique, après la destruction, comparable à la rigidité cadavérique ou à la décomposition d’un être humain. Nous pouvons simplement dire qu’à un certain moment Jander fonctionnait au su de tous et qu’à un autre moment donné il ne fonctionnait plus. Entre les deux il y a une période d’environ huit mois. Pour cette période, je n’ai pas d’alibi.
— Pas le moindre ? Pendant ce temps, docteur Fastolfe, que faisiez-vous ?
— J’étais ici, chez moi.
— Vos robots savent certainement que vous étiez ici, ils pourraient en témoigner.
— Ils le savent certainement mais ils ne peuvent en témoigner légalement et, ce jour-là, Fanya était partie pour ses affaires personnelles.
— Fanya partage-t-elle vos connaissances en robotique, au fait ?
Fastolfe sourit ironiquement.
— Elle en sait moins que vous… et d’ailleurs tout cela n’a aucune importance.
— Pourquoi ?
De toute évidence, la patience de Fastolfe était mise à rude épreuve et ne tarderait pas à craquer.
— Mon cher, il ne s’agit pas d’une attaque physique définie, comme mon récent assaut simulé contre vous. Ce qui est arrivé à Jander n’exigeait pas une présence physique. Jander, tout en n’étant pas chez moi, n’était pas très éloigné sur le plan géographique mais il aurait pu être à l’autre bout d’Aurora que cela n’aurait rien changé. Je pouvais toujours l’atteindre électroniquement et il m’était possible, par les ordres que je lui donnais et les réactions que je pouvais provoquer, de causer son gel mental. Le geste crucial ne nécessiterait même pas beaucoup de temps et…
Baley l’interrompit vivement :
— C’est donc un procédé bref, sur lequel quelqu’un aurait pu buter par hasard ?
— Non ! s’exclama Fastolfe. Pour l’amour d’Aurora, Terrien, laissez-moi parler ! Je vous ai déjà dit que ce n’était pas le cas. Provoquer un gel mental chez Jander serait un procédé long, compliqué et tortueux, exigeant la plus grande compréhension et la plus grande intelligence, et il n’a pu être exécuté accidentellement par personne, à moins d’une incroyable et durable coïncidence. Il y aurait infiniment moins de chances de progresser sur cette voie extrêmement complexe que de risques de gel spontané, si mon raisonnement mathématique était accepté.
« Toutefois, si moi je souhaitais produire un gel, je procéderais petit à petit, avec le plus grand soin, à des changements et je provoquerais des réactions, durant plusieurs semaines, des mois ou même des années, jusqu’à ce que j’amène Jander au bord même de la destruction. Et à aucun moment, au cours de ce processus, ne présenterait-il le moindre signe d’être au bord de la catastrophe, tout comme vous pourriez vous rapprocher de plus en plus d’un précipice, en pleine nuit, sans vous apercevoir que vous perdez pied, pas même à l’extrême bord. Mais une fois que je l’aurais amené tout au bord – le bord du précipice – une simple réflexion de ma part le ferait basculer. C’est ce dernier geste qui ne prend qu’un instant. Comprenez-vous ?
Baley pinça les lèvres. Il lui était impossible de dissimuler sa déception.
— En un mot, donc, vous aviez l’occasion.
— N’importe qui en avait l’occasion. N’importe qui à Aurora, à la condition de posséder les connaissances et l’habileté nécessaires.
— Et vous seul les possédez ?
— J’en ai bien peur.
— Ce qui nous amène au mobile, docteur Fastolfe.
— Ah !
— Et c’est là que nous pourrions vous établir une bonne défense. Ces robots humaniformes sont à vous. Ils sont nés de votre théorie et vous avez participé à leur construction à tous les stades, même si c’est le Dr Sarton qui en était le premier dessinateur. Ils existent grâce à vous et uniquement grâce à vous. Vous avez parlé de Daneel comme de votre « premier-né ». Ils sont vos créations, vos enfants, votre cadeau à l’humanité, votre droit à l’immortalité !
(Baley se sentait devenir un peu grandiloquent et, un instant, il s’imagina qu’il s’adressait à une commission d’enquête.)
— Pourquoi diable, pour quelle raison au monde, ou plutôt à Aurora, auriez-vous détruit cette œuvre ? Pourquoi iriez-vous détruire la vie que vous avez produite par un miracle de labeur cérébral ?
Fastolfe se permit un petit sourire amusé.
— Voyons, Baley ! Vous n’y connaissez rien. Comment pouvez-vous savoir que ma théorie était le résultat d’un miracle de travail cérébral ? Elle pouvait fort bien être la très banale extension d’une équation que n’importe qui aurait pu effectuer mais à laquelle personne n’avait pensé avant moi.
— Je ne le crois pas, répliqua Baley en s’efforçant de se calmer. Si personne d’autre que vous ne comprend assez le cerveau humaniforme pour le détruire, alors à mon avis il est vraisemblable que personne d’autre que vous ne le comprend assez bien pour le créer. Allez-vous le nier ?
Fastolfe secoua la tête.
— Non, je ne le nie pas. Et pourtant, Baley, dit-il, votre analyse réfléchie ne fait qu’aggraver notre cas. Nous avons déjà établi que je suis le seul à avoir eu les moyens et l’occasion. Il se trouve que j’ai également un mobile : le meilleur mobile du monde, et mes ennemis le savent. Alors, comment diable allons-nous prouver que je n’ai pas commis ce crime ?
18
Baley fronça les sourcils, l’air furieux, se leva et s’éloigna vivement vers un coin de la pièce, comme s’il cherchait un refuge. Puis il pivota brusquement et déclara sur un ton sec :
— Docteur Fastolfe, j’ai l’impression que vous prenez plaisir à me dépiter !
Fastolfe haussa les épaules.
— Aucun plaisir, je vous assure. Je vous présente simplement les problèmes tels qu’ils se posent. Le pauvre Jander est mort de sa mort robotique par pure précarité du courant positronique. Comme je sais que je ne suis pas responsable, je sais que cela s’est passé ainsi. Mais personne d’autre ne peut en être certain. Je suis innocent et tout m’accuse… et nous devons affronter cela sans tergiverser, pour décider de ce que nous ferons ou pouvons faire, si tant est qu’il y ait quelque chose à faire.
— Bien. Alors, dans ce cas, examinons votre mobile. Ce qui vous fait l’effet d’un mobile flagrant n’est peut-être rien de tel.
— J’en doute. Je ne suis pas un imbécile.
— Vous n’êtes sans doute pas juge de vous-même, non plus, ni de vos mobiles. On ne l’est pas toujours. Vous dramatisez peut-être, pour une raison ou une autre.