— Vous avez un bon esprit lucide, Baley. Je vous fais des excuses pour la nature de l’épreuve et pour la gêne que je vous ai causée. Je tentais simplement d’éviter la possibilité d’un bien plus grand malaise. Souhaitez-vous toujours sortir avec moi ?
— Non seulement je le souhaite, Fastolfe, mais j’y tiens beaucoup !
19
Ils suivirent un couloir, avec Daneel et Giskard sur leurs talons.
— J’espère que cela ne vous fait rien que les robots nous accompagnent, dit aimablement Fastolfe. Les Aurorains ne vont jamais nulle part sans au moins un robot pour les escorter et dans votre cas en particulier, je dois insister pour que Daneel et Giskard soient avec vous à tout instant.
Il ouvrit une porte et Baley s’efforça de résister fermement au soleil et au vent, sans parler de l’odeur envahissante de la terre d’Aurora, bizarre et subtilement étrangère.
Fastolfe s’écarta et Giskard sortit le premier. Le robot regarda attentivement autour de lui. On avait l’impression que tous ses sens participaient à l’observation. Il se retourna, Daneel le rejoignit et fit de même.
— Laissons-les pour le moment, dit Fastolfe. Ils nous préviendront quand ils penseront que nous pouvons sortir sans danger. Je vais en profiter pour vous présenter encore une fois mes plus plates excuses pour le mauvais tour que je vous ai joué, avec la Personnelle. Je vous assure que nous l’aurions su, si vous aviez été en difficulté ; vos divers signes vitaux étaient enregistrés. Je suis très content, et pas complètement surpris, que vous ayez deviné mon intention.
Il sourit et, avec une hésitation presque imperceptible, il posa une main sur l’épaule gauche de Baley et la pressa amicalement.
Baley restait très raide.
— Vous semblez avoir oublié votre autre méchant tour, votre attaque apparente avec l’épiceur. Si vous voulez bien m’assurer que désormais nous nous traiterons mutuellement avec franchise et honnêteté, j’accepte de considérer que ces épreuves avaient une intention raisonnable.
— D’accord !
— Pouvons-nous sortir maintenant ?
Baley regarda dehors, où Daneel et Giskard s’étaient éloignés et séparés à droite et à gauche, sans cesser d’observer et de sentir.
— Pas tout à fait encore. Ils vont faire tout le tour de mon établissement… Daneel me dit que vous l’avez invité à entrer à la Personnelle avec vous. Etait-ce une offre sérieuse ?
— Oui. Je savais qu’il n’avait nul besoin mais je pensais que ce serait impoli de l’exclure. Je n’étais pas sûr de la coutume, à cet égard, en dépit de toutes mes lectures sur les questions auroraines.
— C’est probablement une de ces choses que les Aurorains jugent inutile de mentionner et, naturellement, on ne peut demander à des livres de préparer des Terriens en visite à ce genre de problèmes…
— Parce qu’il y a si peu de visiteurs terriens ?
— Précisément. Le fait est, bien entendu, que les robots n’entrent jamais dans les Personnelles. C’est le seul endroit où les êtres humains en sont débarrassés. Je suppose qu’on estime qu’il y a des moments et des lieux où l’on doit se sentir libre de leur présence.
— Et pourtant, quand Daneel était sur Terre, à l’occasion de la mort de Sarton il y a trois ans, j’ai essayé de l’empêcher d’aller à la Personnelle commune en lui disant qu’il n’avait pas de besoins. Malgré tout, il a insisté pour y entrer.
— A fort juste titre. Il avait, à cette occasion, des ordres très stricts de ne jamais laisser soupçonner qu’il n’était pas humain, pour des raisons que vous n’avez sûrement pas oubliées. Mais ici à Aurora… Ah, ils ont fini.
Les robots revenaient vers la porte et Daneel leur faisait signe de sortir.
Fastolfe étendit le bras pour barrer le chemin à Baley.
— Si cela ne vous fait rien, monsieur Baley, je sortirai le premier. Comptez jusqu’à cent, patiemment, et ensuite venez nous rejoindre.
20
Baley, en arrivant à cent, sortit d’un pas ferme et marcha vers Fastolfe. Sans doute sa figure était-elle un peu crispée, ses mâchoires trop serrées, son dos trop raide.
Il regarda de tous côtés. Le paysage n’était pas très différent de celui qui lui avait été présenté dans la Personnelle. Peut-être Fastolfe avait-il pris modèle sur ses propres terres. Tout était verdoyant et, à un endroit, il y avait un ruisseau qui dévalait au flanc d’un coteau. Il était peut-être artificiel mais ce n’était pas une illusion. L’eau était réelle. Baley sentit la fraîcheur des gouttelettes en passant.
Tout paraissait un peu fabriqué, domestiqué. L’Extérieur de la Terre était bien plus sauvage et d’une beauté plus grandiose, du moins le peu qu’il en avait vu.
Fastolfe lui posa légèrement une main sur le bras et lui dit :
— Venez dans cette direction… Regardez !
Un espace entre deux arbres révélait une immense pelouse.
Pour la première fois, Baley ressentit une impression de distance. A l’horizon, on distinguait une habitation basse, longue, et qui, de couleur verte, paraissait se fondre dans le paysage.
— C’est un quartier résidentiel, expliqua Fastolfe. Cela ne vous fait sans doute pas cet effet-là, vous qui êtes habitué aux gigantesques ruches de la Terre, mais nous sommes dans la ville auroraine d’Eos, le centre administratif de la planète, la capitale, en quelque sorte. Avec ses vingt mille habitants humains, c’est la plus grande ville d’Aurora, et même de tous les mondes spatiens. Il y a autant d’êtres humains à Eos que dans tout Solaria, conclut-il avec fierté.
— Combien de robots ?
— Dans cette région ? Dans les cent mille, je pense. Sur l’ensemble de la planète, il y a en moyenne cinquante robots par être humain, et non pas dix mille par humain comme à Solaria. La plupart de nos robots sont dans nos fermes, nos mines, nos usines, dans l’espace. Nous souffririons plutôt d’une pénurie de robots, en fait, particulièrement de robots domestiques de maison. La plupart des Aurorains doivent se contenter de deux ou trois de ceux-là, certains même ne peuvent en avoir qu’un. Nous ne voulons pas marcher sur les traces de Solaria.
— Combien d’êtres humains n’ont pas du tout de robot employé de maison ?
— Aucun. Ce ne serait pas dans l’intérêt général. Si un être humain, pour une raison ou pour une autre, n’a pas les moyens de se payer un robot, on lui en fournit un, qui sera entretenu, si besoin est, par les deniers publics.
— Qu’arrive-t-il en cas d’augmentation de la population ? Vous ajoutez des robots ?
Fastolfe secoua la tête.
— La population n’augmente pas. Aurora a une population de deux cent millions d’êtres humains et ce chiffre est resté stable depuis trois siècles. C’est le nombre souhaité. Vous avez sûrement lu cela dans les livres que vous avez visionnés.
— Oui, en effet, mais j’ai eu du mal à le croire.
— Je puis vous assurer que c’est vrai. Ainsi, cela permet à chacun de nous d’avoir assez de terres, assez d’espace vital, assez d’intimité et une part abondante des ressources de notre monde. Nous ne sommes pas trop nombreux comme sur la Terre, ni en nombre insuffisant comme à Solaria.
Fastolfe offrit son bras à Baley, pour qu’ils poursuivent leur promenade.
— Ce que vous voyez, reprit-il, est un monde apprivoisé. C’est pour vous montrer cela que je vous ai fait sortir.