— Vous dites cela sans grand enthousiasme, pourtant. Qu’est-ce qui vous trouble ?
— Eh bien, simplement, nous approchons de mon mobile pour détruire Jander Panell. (Fastolfe s’interrompit, soupira et reprit :) J’aimerais mieux comprendre les êtres humains, Baley. J’ai passé soixante ans à étudier les complexités du cerveau positronique et je m’attends à en consacrer encore cent cinquante ou deux cents à ce problème. Durant tout ce temps, j’ai à peine survolé celui du cerveau humain, qui est infiniment plus complexe. Existe-t-il des Lois de l’humanité, comme il y a des Lois de Robotique ? Combien peut-il y avoir de Lois de l’humanité et comment peuvent-elles être exprimées mathématiquement ? Je ne sais pas.
» Un jour viendra peut-être, cependant, où quelqu’un élucidera les Lois de l’humanité et pourra alors prédire les grands traits de l’avenir, savoir ce qu’il y a en réserve pour l’humanité, au lieu de supposer comme je le fais, saura comment améliorer les choses au lieu de se livrer à de simples spéculations. Je rêve parfois de fonder une nouvelle science que j’appelle la psycho-histoire », mais je sais que j’en suis incapable et j’ai bien peur que personne d’autre ne le puisse jamais.
Fastolfe se tut.
Baley attendit, puis il demanda à mi-voix :
— Et votre mobile pour la destruction de Jander Panell, docteur Fastolfe ?
Le savant ne parut pas entendre la question. Quoi qu’il en soit, il ne répondit pas. Il dit simplement :
— Daneel et Giskard nous font de nouveau signe que tout va bien. Dites-moi, Baley, consentiriez-vous à vous aventurer plus loin ?
— Jusqu’où ? demanda Baley avec prudence.
— Jusqu’à un établissement voisin. Dans cette direction, à travers la pelouse. Est-ce que l’espace à découvert vous inquiète ?
Baley pinça les lèvres et regarda dans la direction indiquée, comme pour tenter d’en mesurer les dangers.
— Je crois que je pourrai le supporter. Je ne prévois aucune menace.
Giskard, qui était assez près pour les entendre, se rapprocha d’eux ; en plein jour, ses yeux ne paraissaient pas lumineux. Quand il parla, sa voix ne trahit aucune émotion humaine mais ses paroles révélèrent son souci.
— Monsieur, puis-je vous rappeler que pendant le voyage, vous avez souffert d’un grave malaise au cours de la descente vers la planète ?
Baley se tourna vers lui. Quels que fussent ses sentiments pour Daneel, quel que fût le souvenir chaleureux de leur amitié passée qui modifiaient son attitude à l’égard des robots, il n’éprouvait rien de pareil maintenant. Il trouvait ce robot plus primitif nettement repoussant et fit un effort pour réprimer la vague colère qu’il ressentait.
— A bord du vaisseau, boy, j’ai été imprudent parce que j’étais exagérément curieux. J’affrontais une vision que je n’avais encore jamais expérimentée et je n’avais pas eu le temps de m’adapter. Ici, c’est différent.
— Vous n’éprouvez aucun malaise en ce moment, monsieur ? Puis-je en avoir la certitude ?
— Que j’en éprouve ou non, répliqua Baley avec fermeté (en se répétant que le robot était absolument tributaire de la Première Loi et en essayant d’être poli avec cette masse de métal qui, après tout, n’avait que le seul souci de son bien-être), cela n’a aucune importance. J’ai un devoir à remplir et cela ne peut se faire si je me cache dans des endroits clos.
— Votre devoir ? demanda Giskard comme s’il n’avait pas été programmé pour comprendre ce mot.
Baley regarda vivement du côté de Fastolfe mais le savant se tenait tranquillement à l’écart et ne cherchait pas à intervenir. Il semblait écouter, avec un intérêt abstrait, comme s’il soupesait la réaction d’un robot, d’un type donné, à une nouvelle situation et comparait les rapports, les variables, les constantes et les équations différentielles, les seules à être comprises.
Du moins ce fut l’impression qu’eut Baley. Il était irrité d’être soumis à une observation de ce genre, alors il demanda, un peu sèchement :
— Sais-tu ce que signifie le « devoir »?
— Ce qui doit être fait, monsieur, répondit Giskard.
— Ton devoir est d’obéir aux Lois de Robotique et les êtres humains ont aussi leurs lois – comme ton maître, le Dr Fastolfe, le disait à l’instant – auxquelles il faut obéir. Je dois accomplir ma mission. C’est important.
— Mais aller à l’Extérieur alors que vous n’êtes pas…
— Cela doit être fait, néanmoins. Mon fils ira un jour sur une autre planète, probablement bien moins confortable que celle-ci, et s’exposera toute sa vie à l’Extérieur. Et, si je pouvais, j’irais avec lui.
— Mais pourquoi le feriez-vous ?
— Je te l’ai dit. Je considère que c’est mon devoir.
— Monsieur, je ne peux pas contrevenir aux Lois. Pouvez-vous désobéir aux vôtres ? Car je dois vous supplier de…
— Je peux choisir de ne pas faire mon devoir mais je ne le choisis pas, et c’est parfois la pulsion la plus forte, Giskard.
Il y eut un moment de silence, et puis Giskard demanda :
— Est-ce que cela vous ferait du mal si je réussissais à vous persuader de ne pas vous aventurer à découvert ?
— Oui, certainement, en ce sens où je sentirais que je n’ai pas su faire mon devoir.
— Plus de mal que tout malaise que vous pouvez éprouver à l’Extérieur ?
— Beaucoup plus.
— Merci de me l’avoir expliqué, monsieur, dit Giskard, et Baley crut voir passer une expression satisfaite sur la figure impassible du robot.
(La tendance humaine à personnaliser était irrésistible.)
Giskard recula et le Dr Fastolfe parla enfin.
— C’était très intéressant, Baley. Giskard avait besoin d’instructions, pour comprendre comment accorder la réaction positronique potentielle aux Trois Lois ou, plutôt, comment ces potentiels pouvaient s’accorder entre eux dans une telle situation. Maintenant, il sait comment se comporter.
— Je remarque que Daneel n’a posé aucune question.
— Daneel vous connaît. Il a été avec vous sur la Terre et à Solaria… Mais venez, marchons, voulez-vous ? Marchons lentement. Regardez autour de vous avec attention et si jamais vous désirez vous reposer, ou attendre, ou faire demi-tour, je compte sur vous pour me le faire savoir.
— Certainement, mais pourquoi cette promenade ? Puisque vous prévoyez un malaise possible pour moi, vous ne pouvez la suggérer sans raison.
— Non, en effet. Je pense que vous voulez voir le corps inerte de Jander.
— Pour le principe, oui, mais j’ai l’impression qu’il ne me dira rien du tout.
— J’en suis certain mais vous pourriez avoir aussi l’occasion d’interroger la personne qui était quasiment propriétaire de Jander au moment du drame. Vous voudrez sûrement parler de l’affaire à un être humain autre que moi.
21
Fastolfe se remit en marche sans se presser. Il cueillit au passage une feuille d’un buisson, la plia en deux et se mit à la grignoter.
Baley le considéra avec curiosité, en se demandant comment les Spatiens pouvaient mettre dans leur bouche une chose qui n’avait pas été traitée, ébouillantée ni même lavée, alors qu’ils avaient une telle peur de l’infection. Il se souvint qu’Aurora était dépourvue (entièrement dépourvue) de micro-organismes pathogènes, mais trouva tout de même le geste répugnant. La répulsion n’avait pas forcément une base rationnelle, se dit-il pour sa défense, et il fut soudain sur le point d’excuser l’attitude des Spatiens à l’égard des Terriens.
Il eut un mouvement de recul. C’était différent ! Dans ce cas, des êtres humains étaient en cause !