Giskard les précéda et se dirigea vers la droite. Daneel les suivait, un peu sur la gauche. Le soleil orangé d’Aurora (Baley remarquait à peine la teinte plus chaude, à présent) était agréablement tiède sur ses épaules, sans cette chaleur fébrile du soleil de la Terre en été, mais quel était le climat et la saison, dans cette région d’Aurora, en ce moment ?
L’herbe ou quoi que ce soit (cela ressemblait à de l’herbe) était à la fois un peu plus raide et un peu plus élastique que celle de la Terre, lui semblait-il, et le sol assez dur, comme s’il n’avait pas plu depuis longtemps.
Ils se dirigeaient vers la maison à l’horizon, probablement celle du propriétaire de Jander.
Baley perçut le bruissement d’un petit animal dans l’herbe, sur sa droite, le soudain pépiement d’un oiseau dans un arbre derrière lui ; il entendit tout autour de lui un indéfinissable bourdonnement d’insectes. Il se dit que tous ces animaux avaient des ancêtres qui avaient jadis vécu sur la Terre. Ils n’avaient aucun moyen de savoir que ce coin de campagne où ils vivaient n’était pas tout ce qu’il y avait, depuis des éternités, depuis les temps les plus reculés. Les arbres mêmes et l’herbe venaient d’autres arbres, d’une autre herbe qui avaient autrefois poussé sur la Terre.
Seuls les êtres humains habitant ce monde savaient qu’ils n’étaient pas autochtones mais descendaient de Terriens… et pourtant ! Les Spatiens le savaient-ils réellement ou chassaient-ils simplement cette pensée de leur esprit ? Le jour viendrait-il où ils ne le sauraient plus du tout ? Où ils ne se souviendraient plus de quel monde ils étaient venus, ni même s’il existait une planète d’origine ?
— Docteur Fastolfe, dit Baley brusquement, un peu pour détourner le cours de pensées qui devenaient obsédantes, vous ne m’avez toujours pas dit quel était votre mobile pour détruire Jander.
— C’est vrai, je ne l’ai pas encore révélé… Pourquoi croyez-vous, Baley, que j’aie travaillé à élaborer la base théorique du cerveau positronique du robot humaniforme ?
— Je n’en sais vraiment rien.
— Eh bien, réfléchissez. Ce travail consistait à concevoir un cerveau robotique se rapprochant le plus possible du cerveau humain et cela exigeait, me semblait-il, une certaine incursion dans l’art poétique…
Fastolfe s’interrompit et son petit sourire devint un rire franc.
— Vous savez, ça agace toujours certains de mes collègues quand je leur dis que si une conclusion n’est pas poétiquement équilibrée, elle ne peut être scientifiquement vraie. Ils me disent qu’ils ne comprennent pas ce que ça veut dire.
— J’ai peur de ne pas le comprendre non plus, avoua Baley.
— Mais moi je le comprends très bien. Je ne peux pas l’expliquer ; je sens l’explication tout en étant incapable de la formuler, et c’est peut-être pour cette raison que j’ai obtenu des résultats et pas mes collègues. Mais voilà que je deviens grandiloquent, ce qui est un signe que je dois redevenir prosaïque. Pour imiter le cerveau humain, alors que je ne connais pratiquement rien de sa complexité et de son fonctionnement, il faut faire un bond intuitif, une chose qui me donne une impression de poésie. Et ce même bond intuitif qui me donne le cerveau positronique humaniforme doit sûrement me donner aussi un nouvel accès aux connaissances sur le cerveau humain. Voilà ce que je crois : grâce à l’humaniformité, si j’ose m’exprimer ainsi, je ferai au moins un petit pas vers cette psycho-histoire dont je vous ai parlé.
— Je vois.
— Et si je réussissais à mettre au point une structure théorique qui supposerait un cerveau humaniforme positronique, j’aurais besoin d’un corps humaniforme pour l’y placer. Le cerveau ne peut exister en soi, comprenez-vous. Il agit en commun avec le corps, si bien qu’un cerveau humaniforme dans un corps non humaniforme deviendrait lui-même, dans une certaine mesure, non humain.
— Vous en êtes certain ?
— Tout à fait. Vous n’avez qu’à comparer Daneel et Giskard.
— Ainsi, Daneel a été construit comme un prototype expérimental, pour vous donner une meilleure compréhension du cerveau humain ?
— Vous y êtes ! J’ai travaillé à cela pendant vingt ans, avec Sarton. Il y a eu de nombreux échecs, qui ont été rejetés. Daneel a été la première véritable réussite et, naturellement, je l’ai gardé pour mieux l’étudier et aussi (Fastolfe eut un petit sourire en coin, comme s’il avouait une bêtise) par affection. Après tout, Daneel sait comprendre la notion humaine du devoir alors que Giskard, malgré toutes ses vertus, a du mal à le faire. Vous avez vu.
— Et le séjour de Daneel sur la Terre, avec moi il y a trois ans, a été sa première mission en service commandé ?
— La première importante, oui. Quand Sarton a été assassiné, nous avions besoin de quelque chose qui serait un robot et pourrait résister aux maladies infectieuses de la Terre, et pourtant ressemblerait assez à un homme pour surmonter les préjugés anti-robotiques de la population terrienne.
— C’était une extraordinaire coïncidence que Daneel ait été là à votre disposition, à ce moment.
— Ah ? Vous croyez aux coïncidences ? J’ai le sentiment qu’à n’importe quel moment où un progrès aussi révolutionnaire que le robot humaniforme serait créé, une tâche exigeant son utilisation se présenterait. Des tâches similaires se sont probablement présentées régulièrement, durant tout le temps où Daneel n’existait pas et, comme il n’était pas là, on a dû avoir recours à d’autres solutions et expédients.
— Et vos travaux ont-ils été couronnés de succès, docteur Fastolfe ? Comprenez-vous mieux le cerveau humain maintenant ?
Fastolfe marchait de plus en plus lentement et Baley calquait son allure sur la sienne. Puis ils s’arrêtèrent, à mi-chemin entre l’établissement de Fastolfe et l’autre. C’était un point pénible pour Baley, car il était à égale distance d’une protection, dans les deux directions, mais il lutta contre un malaise croissant, bien résolu à ne pas inquiéter Giskard. Il n’avait aucune envie de provoquer, par un mouvement ou un cri – ou même un changement d’expression – l’embarras de Giskard dans le désir de le sauver. Il ne tenait pas du tout à être soulevé et porté à l’abri.
Fastolfe ne paraissait pas comprendre les difficultés de Baley.
— Il ne fait aucun doute, dit-il, que l’on a fait de gros progrès en mentalogie. Il reste des problèmes énormes, et peut-être y en aura-t-il toujours, mais il y a eu un progrès certain. Malgré tout…
— Malgré tout ?
— Aurora ne se satisfait pas d’une étude purement théorique du cerveau humain. On a proposé des emplois pour les robots humaniformes, que je n’approuve pas du tout.
— Tels que leur utilisation sur la Terre ?
— Non, ce n’était qu’une brève expérience que j’approuvais assez et qui, même, me fascinait. Daneel pouvait-il abuser les Terriens ? Les événements ont révélé qu’il le pouvait, mais il faut dire, naturellement, que les yeux des Terriens ne sont pas très prompts à reconnaître des robots. Daneel ne pourrait pas tromper des Aurorains, encore que j’ose dire que de futurs robots humaniformes pourraient être améliorés au point de passer pour des êtres humains. Non, d’autres tâches ont été proposées.
— Lesquelles ?
L’air songeur, Fastolfe regarda dans le lointain.
— Je vous ai dit que ce monde était apprivoisé. Quand j’ai lancé ma campagne pour encourager un renouveau des explorations et des établissements, ce n’était pas aux super-confortables Aurorains ni aux Spatiens en général que je pensais pour les commander. Je pensais plutôt que nous devrions encourager les Terriens à prendre la tête du mouvement. Avec leur monde abominable – pardonnez-moi – et une courte espérance de vie, ils ont moins à perdre, si peu même qu’à mon avis ils devraient naturellement sauter sur cette chance, surtout si nous pouvions les aider technologiquement. Je vous ai parlé de tout ça quand je vous ai vu sur Terre, il y a trois ans. Vous vous souvenez ?