— C’est l’idée de qui, alors ?
— C’est la personne à qui appartient cet établissement où nous venons d’arriver qui l’a suggéré initialement… et-je n’ai pas trouvé de meilleure idée.
— Le propriétaire de cet établissement ? Mais pourquoi a-t-il…
— Elle.
— Bon, elle, pourquoi a-t-elle fait une pareille suggestion ?
— Ah, j’ai omis de vous dire qu’elle vous connaît, Baley. Voyez, c’est elle qui nous attend, en ce moment. Baley tourna la tête et resta bouche bée.
— Nom de Jehosaphat ! souffla-t-il.
VI. Gladïa
22
La jeune femme les accueillit avec un pâle sourire.
— Je savais que lorsque nous nous retrouverions, Elijah, ce serait le premier mot que j’entendrais, dit-elle.
Baley la dévisagea. Elle avait changé. Ses cheveux étaient plus courts, son expression plus inquiète qu’elle ne l’était deux ans plus tôt, elle paraissait en quelque sorte avoir vieilli de plus de deux ans. Mais c’était toujours la même Gladïa, avec son visage triangulaire et ses pommettes saillantes. Elle était toujours aussi petite, menue, encore vaguement enfantine.
Baley avait souvent rêvé d’elle, après son retour sur la Terre. Ces rêves n’étaient pas particulièrement érotiques, plutôt des aventures au cours desquelles il n’arrivait jamais à l’atteindre tout à fait. Elle était toujours là, un peu trop éloignée pour lui parler aisément. Elle ne l’entendait pas, quand il l’appelait. Quand il courait vers elle, elle ne se rapprochait pas.
Ce n’était pas difficile de comprendre pourquoi les rêves étaient ceux-là. Gladïa était une Solarienne, et par conséquent elle avait rarement le droit de se trouver physiquement en présence d’autres êtres humains.
Elle avait été interdite à Elijah parce qu’il était humain et surtout (naturellement) parce qu’il était un Terrien. Les nécessités de l’affaire criminelle sur laquelle il enquêtait les forçaient à se rencontrer mais, tout le temps que durèrent ces rapports, elle était entièrement couverte pour éviter tout contact. Et pourtant, lors de leur dernière entrevue elle avait, au défi de tout bon sens, posé un instant sa main nue sur la joue de Baley. Elle devait bien savoir qu’elle risquait là une infection. Il n’en chérit que plus cet effleurement car tous les aspects de l’éducation de Gladïa s’alliaient pour le rendre inconcevable.
Petit à petit, les rêves avaient cessé.
Baley dit, assez bêtement :
— C’est donc vous qui possédiez le…
Il s’interrompit et Gladïa termina la phrase à sa place :
— Le robot, oui. Et il y a deux ans, c’était moi aussi qui avais le mari. Tout ce que je touche est détruit.
Sans trop savoir ce qu’il faisait, Baley porta une main à sa joue. Gladïa ne parut pas remarquer le geste.
— Vous êtes venu à mon secours cette première fois, reprit-elle. Pardonnez-moi, mais je dois de nouveau faire appel à vous… Entrez, Elijah. Entrez, docteur Fastolfe.
Fastolfe s’effaça pour laisser Baley passer, puis il entra à son tour. Daneel et Giskard suivirent et, avec la discrétion caractéristique des robots, ils allèrent tout de suite se placer dans des niches inoccupées, des deux côtés opposés de la pièce, et restèrent debout en silence, le dos au mur.
Un instant, il apparut que Gladïa allait les traiter avec cette indifférence que les êtres humains réservaient généralement aux robots. Cependant, après un coup d’œil à Daneel, elle se détourna et dit à Fastolfe, d’une voix un peu étranglée :
— Celui-là. S’il vous plaît, dites-lui de partir. D’un air fort étonné, Fastolfe murmura :
— Daneel ?
— Il est trop… Il ressemble trop à Jander !
Fastolfe se tourna vers Daneel et une expression de vive douleur assombrit un instant son visage.
— Certainement, mon enfant. Je vous supplie de m’excuser. Je n’ai pas réfléchi… Daneel, passe dans l’autre pièce et restes-y tout le temps que nous serons ici.
Sans un mot, Daneel s’en alla.
Gladïa examina Giskard, comme pour juger si, lui aussi, ressemblait trop à Jander, mais vite elle se détourna avec un léger haussement d’épaules.
— Désirez-vous boire quelque chose ? proposa-t-elle aux deux visiteurs. J’ai une excellente boisson à la noix de coco, toute fraîche et bien froide.
— Non, merci, Gladïa, répondit Fastolfe. J’ai simplement accompagné Mr Baley ici comme je l’avais promis. Je ne vais pas rester longtemps.
— Si je pouvais avoir un verre d’eau, dit Baley. Je ne vous demande rien de plus.
Gladïa leva une main. Elle devait certainement être observée, car un moment plus tard un robot entra sans bruit, apportant sur un plateau un verre d’eau et, dans une coupe, de petits biscuits avec un peu de substance rosâtre sur le dessus.
Baley ne pouvait éviter d’en prendre un, bien qu’il ignorât ce que c’était. Ce devait être quelque chose qui descendait de la Terre car il ne pouvait croire qu’on lui ferait manger un produit indigène de la planète ou quelque chose de synthétique. Néanmoins, les descendants des espèces alimentaires terriennes avaient pu changer avec le temps, soit par la culture, soit par l’influence d’un environnement différent. Fastolfe, au déjeuner, avait bien dit qu’une grande partie de l’alimentation auroraine nécessitait une initiation.
Il fut agréablement surpris. Le goût était un peu piquant et épicé, mais il trouva le biscuit délicieux et en prit immédiatement un autre. Puis il remercia le robot et prit la coupe ainsi que le verre d’eau.
Le robot repartit.
L’après-midi tirait à sa fin et le soleil rougeoyait aux fenêtres exposées à l’ouest. Baley eut l’impression que cette maison était plus petite que celle de Fastolfe mais elle aurait été plus gaie si la présence de la triste silhouette de Gladïa n’avait eu un effet déprimant.
Baley se dit que ce devait être son imagination qui lui jouait des tours. De toute manière, la gaieté lui paraissait impossible dans une structure prétendant abriter et protéger des êtres humains mais qui restait exposée de tous côtés à l’Extérieur. Pas Un seul mur, pensait-il, n’avait derrière lui la chaleur de la vie humaine. On ne pouvait se tourner dans aucune direction pour trouver de la compagnie, une sensation de communauté. Au delà de chaque mur extérieur, de tous les côtés, en haut et en bas, s’étendait un monde inanimé. Froid ! Froid !
Et le froid refluait sur Baley alors qu’il songeait de nouveau au dilemme dans lequel il était plongé. Pendant un moment, le choc qu’il avait éprouvé en revoyant Gladïa le lui avait fait oublier.
— Approchez-vous, Elijah, dit-elle. Venez-vous asseoir. Je vous prie de me pardonner de ne pas avoir toute ma tête à moi. Je me trouve, pour la seconde fois, en plein scandale planétaire et je vous avouerai que la première expérience suffisait.
— Je comprends, Gladïa. Je vous en prie, ne vous excusez pas, répondit Baley.
— Quant à vous, cher docteur, ne vous croyez pas obligé de nous laisser.
— Ma foi…
Fastolfe jeta un coup d’œil à la bande horaire, au mur.
— Je veux bien rester encore un petit moment mais du travail m’attend, mon enfant, même si le ciel nous tombe sur la tête. Plus encore si je songe à un proche avenir où je risque d’être empêché de poursuivre mes travaux.
Gladïa cligna rapidement des yeux comme pour refouler des larmes.
— Je sais, docteur. Vous avez de graves ennuis à cause… à cause de ce qui s’est passé ici, et j’ai un peu honte de ne pouvoir penser qu’à ma propre infortune.