— Vous ne sympathisez plus avec moi, maintenant ? murmura-t-elle.
— Cette fois, ce n’est pas un mari mort. Vous n’êtes pas soupçonnée de meurtre. Ce n’est qu’un robot qui a été détruit et, autant que je sache, vous n’êtes soupçonnée de rien. C’est au contraire le Dr Fastolfe qui est mon problème. Il s’agit pour moi d’une affaire de la plus haute importance – pour des raisons que je n’ai pas besoin d’exposer – et je dois absolument prouver son innocence, à lui. Si mon enquête se révèle de nature à vous faire du tort, je n’y pourrai rien. Je n’ai pas l’intention de vous faire volontairement du mal, toutefois si je vous en fais, si je ne peux pas l’éviter, tant pis. Il était juste que je vous avertisse.
Elle releva la tête et le regarda dans les yeux, avec arrogance.
— Pourquoi votre enquête risquerait-elle de me faire du tort ?
— C’est ce que nous allons peut-être découvrir maintenant, répliqua froidement Baley, sans que le Dr Fastolfe soit là pour intervenir.
Il prit un des canapés avec une petite fourchette (il était inutile de se servir de ses doigts au risque de rendre tout le plat impropre à la consommation pour Gladïa), le déposa sur son assiette, le mit ensuite dans sa bouche et but une gorgée de thé.
Elle l’imita, canapé pour canapé, gorgée pour gorgée. S’il tenait à être froidement flegmatique, elle aussi, apparemment.
— Gladïa, reprit-il, il est important que je sache, avec précision, quels sont vos rapports avec le Dr Fastolfe. Vous vivez près de chez lui et vous formez tous les deux, en quelque sorte, une seule maison robotique. Il se fait visiblement du souci pour vous. Il n’a fait aucun effort pour se défendre et prouver sa propre innocence, sauf en déclarant simplement qu’il est innocent, mais il vous défend ardemment, il vous a défendue dès que j’ai durci mon interrogatoire.
Gladïa sourit légèrement.
— Que soupçonnez-vous, Elijah ?
— Ne croisez pas le fer avec moi. Je ne veux pas soupçonner. Je veux savoir.
— Le Dr Fastolfe ne vous a pas parlé de Fanya ?
— Si.
— Lui avez-vous demandé si elle était sa femme, ou simplement sa compagne ? S’il avait des enfants ?
Baley, mal à l’aise, changea de position. Il aurait pu poser des questions, bien sûr. Mais sur la Terre surpeuplée, où l’on vivait les uns sur les autres, l’intimité était d’autant plus précieuse qu’elle avait pour ainsi dire disparu. Sur Terre, il était pratiquement impossible de ne pas tout savoir de ses voisins, de leur vie familiale ou de leur état civil, si bien que l’on ne posait jamais de questions et que l’on feignait l’ignorance. C’était un pieux mensonge universel.
Ici, sur Aurora, bien entendu, les usages terriens n’y avaient aucune raison d’être et Baley ne savait pas pourquoi il s’y tenait. C’était idiot !
— Non, je ne lui ai rien demandé, répondit-il. Dites-le moi, voulez-vous ?
— Fanya est sa femme. Il a été marié plusieurs fois, consécutivement, bien sûr, encore que les mariages simultanés pour l’un ou l’autre sexe ne soient pas absolument inconnus à Aurora.
Le léger dégoût avec lequel elle dit cela amena une défense tout aussi légère.
— On n’a jamais vu ça à Solaria. D’ailleurs, l’actuel mariage du Dr Fastolfe sera probablement dissous d’ici peu et chacun sera alors libre de nouer de nouveaux liens, encore qu’il arrive souvent que l’un ou l’autre conjoint n’attende pas pour cela la dissolution… Je ne dis pas que je comprends cette manière désinvolte de traiter le mariage, Elijah, mais c’est ainsi à Aurora. Le Dr Fastolfe, à ma connaissance, est assez collet monté. Ses mariages se sont toujours succédé et il ne cherche rien d’extra-conjugal. Les Aurorains jugent cela vieux jeu et plutôt bête.
Baley hocha la tête.
— Mes lectures me l’ont laissé entendre. Si je comprends bien, on se marie quand on a l’intention d’avoir des enfants.
— En principe, oui, mais il paraît que plus personne ne prend ça au sérieux aujourd’hui. Le Dr Fastolfe a déjà deux enfants et ne peut en avoir d’autres, mais il se marie quand même et postule pour un troisième. Il est rejeté, bien entendu, et il sait qu’il le sera. Des gens ne se donnent même pas la peine de postuler.
— Alors pourquoi se marier ?
— Il y a des avantages sociaux. C’est plutôt compliqué et, comme je ne suis pas auroraine, je ne suis pas sûre de très bien comprendre.
— Enfin, peu importe. Parlez-moi des enfants du Dr Fastolfe.
— Il a deux filles de deux mères différentes. Aucune des mères n’est Fanya, naturellement. Il n’a pas de fils. Ses deux filles ont été incubées dans le sein de la mère, comme le veut l’usage à Aurora. Toutes deux sont adultes, maintenant, et elles ont leurs propres établissements.
— Est-il resté proche de ses filles ?
— Je ne sais pas. Il ne parle jamais d’elles. L’une est roboticienne, alors il doit bien se tenir au courant de ses travaux, je pense. Je crois que l’autre est candidate à un poste au conseil d’une des villes, à moins qu’elle ait déjà été élue et soit en fonction. Je ne sais vraiment pas.
— Est-ce qu’il y a des querelles de famille, des tensions ?
— Pas que je sache, et j’avoue ne pas savoir grand chose, Elijah. A ma connaissance, il est resté en bons termes avec toutes ses ex-femmes. Aucune de ces dissolutions ne s’est faite dans la colère et les récriminations. D’abord, ce n’est pas du tout le genre du Dr Fastolfe. Je ne puis rien imaginer dans la vie qui soit capable d’arracher à Fastolfe une réaction plus extrême qu’un soupir de résignation dans la bonne humeur. Il plaisantera sur son lit de mort.
Cela, au moins, sonnait vrai, pensa Baley.
— Et quels sont les rapports du Dr Fastolfe avec vous ? demanda-t-il. La vérité, s’il vous plaît. La situation ne nous permet pas d’éluder la vérité sous prétexte de nous éviter de l’embarras.
Gladïa leva les yeux et soutint franchement le regard de Baley.
— Il n’y a aucun embarras à éviter. Le Dr Fastolfe est mon ami, un excellent ami.
— Excellent, jusqu’où ?
— Jusque-là, comme je viens de le dire. Excellent.
— Attendez-vous la dissolution de son mariage afin de devenir sa prochaine femme ?
— Non, répondit-elle très calmement.
— Vous êtes amants, alors ?
— Non.
— L’avez-vous été ?
— Non… Cela vous étonne ?
— J’ai simplement besoin d’information.
— Alors permettez-moi de répondre à vos questions d’une manière suivie et ne me les aboyez pas au nez comme si vous cherchiez à me prendre par surprise et à me faire avouer ce qu’autrement j’aurais gardé secret.
Elle dit cela sans la moindre animosité apparente. Presque comme si elle était amusée.
Baley, en rougissant légèrement, ouvrit la bouche pour dire que ce n’était pas du tout son intention mais naturellement, c’était ce qu’il avait cherché et il ne lui servirait à rien de le nier. Alors il se contenta de grommeler :
— Bon, je vous écoute.
Les restes du thé encombraient la table. Baley se demanda si, normalement, elle n’aurait pas levé le bras, en le pliant de telle ou telle façon, et si le robot, Borgraf, ne serait pas entré en silence pour tout desservir.
Est-ce que ces restes dérangeaient Gladïa, la rendraient-ils moins maîtresse de ses réactions ? Si c’était le cas, mieux valait que tout traîne encore… mais Baley n’avait pas un bien grand espoir car toutes ces miettes ne semblaient la troubler en rien et elle n’avait même pas l’air de les remarquer.