Elle baissait de nouveau les yeux sur ses mains, croisées sur ses genoux, et sa figure s’était assombrie, son expression s’était durcie comme si elle plongeait dans un passé qu’elle aurait mieux aimé effacer.
— Vous avez eu un aperçu de ma vie sur Solaria, dit-elle. Elle n’était pas heureuse mais je n’en connaissais pas d’autre. C’est seulement lorsque j’ai connu un peu de bonheur que j’ai soudain compris à quel point ma précédente vie avait été profondément malheureuse. Et cela s’est produit grâce à vous, Elijah.
— Grâce à moi ? s’écria-t-il, surpris.
— Oui, Elijah. Notre toute dernière entrevue à Solaria – j’espère que vous vous en souvenez, Elijah – m’a appris quelque chose. Je vous ai touché ! J’ai ôté mon gant, un gant semblable à ceux que je porte en ce moment, et je vous ai touché la joue. Le contact n’a pas duré longtemps. Je ne sais pas quel effet il vous a fait – ne me le dites pas, c’est sans importance – mais cela a été très important pour moi.
Elle releva les yeux et regarda Baley en face comme pour le défier.
— Cela a été capital pour moi. Ma vie en a été changée. N’oubliez pas, Elijah, que jusqu’alors, après les quelques années de mon enfance, je n’avais jamais touché un homme, ni même aucun être humain, à part mon mari. Et mon mari et moi, nous nous touchions rarement. J’avais regardé des hommes à la télévision, naturellement, et je m’étais ainsi familiarisée avec tous leurs aspects physiques, toutes les parties de leur corps. De ce côté-là, je n’avais rien à apprendre.
« Mais je n’avais aucune raison de penser que la sensation du toucher différait suivant les hommes. Je savais ce que je sentais en touchant mon mari, la sensation que me donnaient ses mains quand il parvenait à se résoudre à me toucher, ce que… enfin, tout. Je n’avais aucune raison de penser qu’avec un autre homme ce serait différent. Le contact de mon mari ne me procurait pas de plaisir, mais pourquoi en aurais-je ressenti ? Est-ce que j’éprouve un plaisir particulier au contact de mes doigts sur cette table, sinon que j’en apprécie peut-être la surface lisse ?
« Le contact avec mon mari faisait partie d’un rite occasionnel qu’il pratiquait parce qu’on attendait cela de lui et, en bon Solarien, il s’exécutait selon le calendrier et la pendule, pour la durée et de la manière prescrites par la bonne éducation. Sauf que, dans un autre sens, ce n’était pas de la bonne éducation, car si ce contact périodique était d’ordre sexuel, mon mari n’avait pas postulé pour un enfant et je crois que ça ne l’intéressait pas d’en produire un. Et il m’impressionnait beaucoup trop pour que j’aille postuler de ma propre initiative, comme j’en avais le droit.
« Quand j’y réfléchis avec le recul, je comprends que ces rapports sexuels étaient méthodiques et de pure forme. Je n’avais jamais d’orgasme. Jamais, pas une seule fois. D’après mes lectures, je devinais vaguement que cette chose existait, mais les descriptions ne faisaient que m’intriguer et me dérouter et comme on ne les trouvait que dans les livres importés – les ouvrages solariens ne traitent jamais de sujets sexuels – je n’arrivais pas à y croire. Je les prenais simplement pour des métaphores exotiques.
« Pas plus que je ne pouvais essayer – et encore moins réussir – l’auto-érotisme. La masturbation, je crois que c’est le mot courant. Du moins, j’ai entendu ce mot ici à Aurora. A Solaria, naturellement, on ne parle jamais de tout ce qui peut avoir trait au sexe, pas plus qu’aucun mot ayant une corrélation avec le sexe n’est employé dans la bonne société… Et d’ailleurs, il n’y a pas d’autre genre de société à Solaria.
« D’après certaines de mes lectures, je devinais comment on devait s’y prendre pour pratiquer la masturbation et, à l’occasion, il m’est arrivé de faire une tentative timide, d’essayer de faire ce qui était décrit. Mais j’étais incapable d’aller jusqu’au bout. Les tabous contre tout contact avec un corps humain me rendaient mes propres attouchements déplaisants et interdits. Je peux effleurer mon côté avec ma main, croiser les jambes, sentir la pression d’une cuisse sur l’autre, mais c’est là des contacts fortuits, auxquels on ne fait pas attention. C’était tout autre chose de faire du toucher un instrument délibéré de plaisir. Chaque fibre de mon corps savait que cela ne devait pas être fait, et comme je le savais, le plaisir ne venait pas.
« Et l’idée ne m’est jamais venue, pas une fois, que l’on pourrait éprouver du plaisir à toucher, dans d’autres circonstances. Pourquoi me serait-elle venue ? Comment l’aurait-elle pu ?
« Jusqu’au moment où je vous ai touché, cette fois-là. Pourquoi je l’ai fait, je n’en sais rien. J’éprouvais pour vous un élan d’affection, parce que vous m’aviez sauvée de l’accusation de meurtre. Et puis vous n’étiez pas formellement interdit, vous n’étiez pas solarien. Vous n’étiez pas – pardonnez-moi – tout à fait un homme. Vous étiez une créature de la Terre. Humain en apparence mais avec une vie courte et menacée par les infections, un être considéré au mieux comme un demi-humain.
« Alors, parce que vous m’aviez sauvée et que vous n’étiez pas réellement un homme, j’ai pu vous toucher. Et, de plus, vous ne m’avez pas regardée avec l’hostilité et la répugnance que mon mari me manifestait, ni avec l’indifférence soigneusement étudiée de quelqu’un qui me verrait à la télévision. Vous étiez là, bien palpable, votre regard était chaleureux et grave. Vous avez même tremblé quand ma main s’est approchée de votre joue. Je l’ai vu.
« Pourquoi ce tremblement, je n’en sais rien. Le contact a été si fugace et en aucune façon la sensation physique n’était différente de celle que j’aurais ressentie si j’avais touché mon mari ou un autre homme… ou peut-être même une femme. Mais cela dépassait de loin la sensation physique. Vous étiez là, vous avez accueilli le geste, vous m’avez donné tous les signes de ce que j’ai reconnu comme de… de l’affection. Et quand nos deux peaux, ma main, votre joue, sont entrées en contact, c’était comme si j’avais touché un feu très doux qui est instantanément remonté le long de ma main et de mon bras et qui m’a embrasée.
« Je ne sais pas combien de temps cela a duré, sûrement pas plus de quelques instants, mais pour moi le temps s’est arrêté. Il m’est arrivé quelque chose qui ne m’était jamais arrivé. En réfléchissant par la suite à ce que j’en avais appris, j’ai compris que j’avais presque connu un orgasme.
« Je me suis efforcée de ne pas le montrer…
Baley, n’osant plus la regarder, secoua la tête.
— Eh bien, donc, je n’ai rien montré. Je vous ai dit « Merci, Elijah ». Je le disais pour ce que vous aviez fait pour moi, dans l’affaire de la mort de mon mari. Mais je vous le disais aussi, et bien plus, pour avoir éclairé mon existence, pour m’avoir montré, même à votre insu, ce qu’il y avait dans la vie, pour avoir ouvert une porte, révélé un chemin, indiqué un horizon. L’acte physique n’était rien en soi. Rien qu’un simple contact, mais c’était le commencement de tout.
La voix de Gladïa mourut et, pendant un moment, plongée dans ses souvenirs, elle garda le silence.
Puis elle leva un doigt.
— Non, ne dites rien. Je n’ai pas encore fini. J’avais fait des rêves éveillés, avant cela, très, très vagues. Un homme et moi, faisant ce que nous faisions mon mari et moi, mais quelque peu différemment – je ne savais même pas de quelle façon ce serait différent – et ressentant quelque chose de différent, que je ne pouvais même pas imaginer en déployant tous les prodiges d’imagination dont j’étais capable. J’aurais pu continuer toute ma vie à essayer d’imaginer l’inimaginable et j’aurais pu mourir comme je suppose que meurent les femmes de Solaria – et aussi les hommes – depuis trois ou quatre siècles, sans jamais rien savoir. Ignorantes. On a des enfants, mais on ne sait toujours pas.