Une demi-heure plus tard, quand il eut fini de faire usage de la Personnelle, Baley se blottit sous la couverture, la lumière éteinte, enveloppé par une chaude obscurité rassurante.
Comme le disait Fastolfe, la journée avait été longue. Il n’arrivait pas à croire que c’était ce matin seulement qu’il était arrivé à Aurora. Il avait appris beaucoup de choses mais rien de tout cela ne lui était vraiment utile.
Allongé dans le noir, il passa en revue les événements de la journée, calmement et par ordre chronologique, dans l’espoir qu’une idée lui viendrait, quelque chose qui lui aurait échappé, mais il ne se passa rien.
Et voilà pour les réflexions posées, pondérées de l’astucieux super-cerveau Elijah Baley, du feuilleton en Hyperonde ; pensa-t-il.
De nouveau, le matelas l’enveloppait comme un lieu clos bien douillet. Il bougea légèrement et le matelas s’aplanit pour se replier ensuite lentement autour de lui en se moulant sur la nouvelle position.
Baley savait qu’il ne servirait à rien de repasser encore une fois la journée dans son esprit fatigué et déjà englué de sommeil, mais il ne put s’empêcher de le tenter une seconde fois, en suivant ses propres pas durant tout le jour – le premier à Aurora – du cosmoport jusqu’à l’établissement de Fastolfe, puis chez Gladïa et de nouveau chez Fastolfe.
Gladïa – plus belle qu’il ne se la rappelait, mais dure – oui, elle avait quelque chose de dur, à moins que ce ne fût qu’une carapace protectrice ? Pauvre femme ! Il songea chaleureusement à la réaction qu’elle avait eue quand elle lui avait touché la joue… s’il avait pu rester avec elle… il aurait pu lui apprendre… imbéciles d’Aurorains… avec leur attitude licencieuse répugnante… tout permettre… ce qui veut dire que rien n’a de valeur… rien ne va plus… stupides… Fastolfe… Gladïa… Fastolfe… retournons à Fastolfe.
Baley s’agita un peu et sentit le matelas se mouler différemment autour de lui. Revenons à Fastolfe. Que s’était-il passé pendant le retour chez Fastolfe ? On avait dit quelque chose ? On n’avait pas dit quelque chose ? Et à bord du vaisseau, avant l’arrivée à Aurora… quelque chose qui avait un rapport…
Baley était plongé dans les limbes du demi-sommeil, où l’esprit est libéré et obéit à une loi qui lui est propre. C’est un peu comme si l’on volait, si le corps planait dans les airs, libéré de la gravité.
De lui-même, le cerveau prenait les événements… de petits aspects que Baley n’avait pas notés… les assemblait… une chose aboutissait à une autre… s’enclenchait, se tissait… formait une trame… une étoffe.
Alors Baley crut entendre un bruit. Il se secoua et remonta à un niveau de réveil. Il tendit l’oreille, n’entendit rien et retomba dans son demi-sommeil pour essayer de reprendre le cours de ses pensées… mais elles lui échappèrent.
On aurait dit une œuvre d’art sombrant dans un marécage. Il distinguait encore son contour, les masses de couleur. Elles s’estompèrent mais il savait qu’elles étaient encore là. Mais quand il chercha désespérément à la rattraper, elle avait complètement disparu et il ne se la rappelait même pas, pas du tout.
Avait-il réellement pensé à quelque chose ? Ou bien son souvenir de l’avoir fait n’était-il lui-même qu’une illusion née de quelque vagabondage sans queue ni tête d’un esprit endormi ? Et, d’ailleurs, il dormait.
Mais il se réveilla brièvement pendant la nuit et se dit : « J’ai eu une idée, une idée importante. »
Seulement il ne se souvenait de rien, sinon qu’il y avait eu quelque chose.
Il resta un moment éveillé, les yeux ouverts dans le noir. S’il y avait bien eu quelque chose, après tout, cela lui reviendrait.
Ou ne reviendrait jamais ! (Nom de Jehosaphat !)… Et il se rendormit.
VIII. Fastolfe et Vasilia
30
Baley se réveilla en sursaut et aspira vivement avec une certaine méfiance. Il y avait dans l’air une légère odeur indéfinissable, qui se dissipa à sa seconde inspiration.
Daneel se tenait gravement à côté du lit.
— J’espère, camarade Elijah, dit-il, que vous avez bien dormi.
Baley regarda autour de lui. Les rideaux étaient toujours tirés mais il faisait manifestement jour dehors. Giskard disposait des vêtements entièrement différents, des souliers à la veste, de ce qu’il avait porté la veille.
— Très bien, Daneel, répondit-il. Est-ce que quelque chose m’a réveillé ?
— Il a été procédé à une injection d’antisomnine dans la circulation d’air de la chambre, camarade Elijah. Elle a activé le système d’éveil. Nous avons employé une plus petite dose que d’habitude, car nous étions incertains de votre réaction. Peut-être aurions-nous dû en utiliser moins encore.
— J’avoue que cela m’a fait l’effet d’un coup de bâton sur l’arrière-train. Quelle heure est-il ?
— Il est 7 h 05, selon les mesures auroraines. Physiologiquement, le petit déjeuner sera prêt dans une demi-heure, répondit Daneel sans la moindre nuance d’humour, mais un être humain aurait peut-être eu envie de sourire.
Giskard intervint, d’une voix un peu plus mécanique et moins modulée que celle de Daneel.
— Monsieur, l’Ami Daneel et moi n’avons pas le droit d’entrer dans la Personnelle. Si vous souhaitez y aller maintenant, et nous faire savoir s’il y a quelque chose dont vous auriez besoin, nous vous le fournirons immédiatement.
— Oui, certainement.
Baley se redressa, pivota et se leva du lit.
Aussitôt, Giskard commença à enlever draps et couvertures.
— Puis-je avoir votre pyjama, monsieur ?
Baley n’hésita qu’un instant. C’était un robot qui le demandait, rien de plus. Il se déshabilla et donna le pyjama à Giskard qui le prit avec un petit signe de tête de remerciement.
Baley se contempla sans aucun plaisir. Il avait soudain conscience de son corps, un corps d’un certain âge en moins bonne forme, certainement, que celui de Fastolfe qui était quatre fois plus vieux.
Machinalement, il chercha ses pantoufles mais il n’y en avait pas. On devait penser qu’il n’en avait pas besoin. Le sol était tiède et doux sous ses pieds.
Il passa dans là Personnelle et appela pour demander des instructions. De l’autre côté de la paroi illusoire, Giskard expliqua gravement le maniement de la douche, du distributeur de dentifrice, comment régler la chasse d’eau sur le système automatique, comment contrôler la température de la douche.
Tout était plus grandiose et plus luxueux que tout ce que la Terre avait à proposer et il n’y avait aucune cloison à travers laquelle filtreraient les mouvements et les sons involontaires de quelqu’un d’autre ; il devait s’efforcer de ne pas y penser, pour conserver l’illusion d’intimité.
C’était désuet, pensait sombrement Baley en se livrant à ses ablutions, mais d’une désuétude à laquelle (il le savait) il serait facile de s’habituer. S’il restait assez longtemps à Aurora, il éprouverait un choc culturel pénible en retournant sur la Terre, surtout pour tout ce qui touchait aux Personnelles. Il espérait que la réadaptation ne serait pas trop longue, et aussi que les Terriens qui s’établiraient dans les nouveaux mondes ne se sentiraient pas obligés de se cramponner à la coutume des Personnelles communautaires.
Peut-être, pensa-t-il, était-ce ainsi que l’on devait définir le mot « désuet »: une chose à laquelle on peut facilement s’habituer.
Baley sortit de la Personnelle, ayant accompli tous les gestes nécessaires, le menton bien rasé, les dents étincelantes, le corps douché et séché.