— Vous croyez que ça marchera… ce renoncement volontaire à la gloire personnelle ?
— Il faut que ça marche ! déclara sévèrement Vasilia.
— Et est-ce que l’Institut, grâce aux recherches en commun, a repris le travail personnel du Dr Fastolfe et redécouvert la théorie du cerveau positronique humain ?
— Nous y arriverons, avec le temps. C’est inévitable.
— Et vous ne faites rien pour réduire le temps qu’il vous faudrait, en persuadant le Dr Fastolfe de vous livrer son secret ?
— Je pense que nous sommes en bonne voie de le persuader.
— Grâce au scandale Jander ?
— Je crois que vous n’avez vraiment pas besoin de poser cette question… Alors, est-ce que je vous ai dit tout ce que vous vouliez savoir, Terrien ?
— Vous m’avez appris des choses que je ne savais pas.
— Alors il est temps pour vous de me parler de Gremionis. Pourquoi avez-vous cité le nom de ce barbier en l’associant à moi ?
— Ce barbier ?
— Il se prétend styliste capillaire, entre autres choses, mais il n’est qu’un vulgaire barbier. Parlez-moi de lui, ou jugeons que cette entrevue est terminée.
Baley était fatigué. Il était évident que l’escrime verbale avait amusé Vasilia. Elle lui en avait dit assez pour aiguiser son appétit et maintenant il allait être forcé d’« acheter » de nouveaux renseignements avec une information à lui… Mais il n’en avait aucune. Ou du moins, il n’avait que des suppositions. Et si elles étaient toutes fausses, radicalement fausses, tout était fini pour lui.
Par conséquent, il eut à son tour recours à l’escrime.
— Vous devez comprendre, docteur Vasilia, que vous ne pourrez pas vous en tirer en prétendant qu’il est burlesque de supposer qu’il existe un rapport entre Gremionis et vous.
— Pourquoi, alors que justement c’est burlesque ?
— Oh non ! Si c’était si comique, vous m’auriez ri au nez et vous auriez coupé le contact télévisuel. Le simple fait que vous ayez accepté de renoncer à votre intransigeance première et de me recevoir, que vous veniez de me parler longuement et de m’apprendre beaucoup de choses, prouve bien que vous pensez qu’il serait bien possible que je vous tienne le couteau sur la gorge.
Les muscles de Vasilia se crispèrent et elle dit d’une voix basse et furieuse :
— Ecoutez un peu, petit Terrien ! Ma situation est vulnérable et vous le savez probablement. Je suis, en effet, la fille du Dr Fastolfe et il y en a ici, à l’Institut, qui sont assez bêtes, ou assez plats valets, pour se méfier de moi à cause de cela. Je ne sais pas quel genre d’histoire vous avez entendue, ou inventée, mais il est certain qu’elle est plus ou moins bouffonne. Néanmoins, malgré la bouffonnerie, elle pourrait être utilisée contre moi. Par conséquent, je consens à faire un échange. Je vous ai dit certaines choses et je vous en dirai encore, mais uniquement si vous me dites maintenant ce que vous avez dans la manche et si je suis convaincue que vous me dites la vérité. Alors racontez-moi cela tout de suite !
« Si vous essayez de jouer à de petits jeux avec moi, je ne serais pas dans une position pire qu’à présent si je vous jetais dehors et au moins j’en tirerais un grand plaisir. Et je me servirais de toute l’influence que je puis avoir sur le président pour obtenir de lui qu’il annule sa décision de vous laisser venir ici et qu’il vous réexpédie sur la Terre. Il subit en ce moment des pressions considérables pour faire justement cela, et vous ne voudriez pas que j’y ajoute les miennes.
« Alors parlez ! Immédiatement !
37
Le premier mouvement de Baley fut d’aller au but par des chemins détournés, en suivant sa voie à tâtons pour voir s’il avait raison. Mais il estima que cela ne donnerait rien. Elle verrait tout de suite la manœuvre – elle n’était pas bête – et l’arrêterait. Il savait qu’il était sur la piste de quelque chose et il ne voulait pas tout gâcher.
Ce qu’elle disait de sa position vulnérable, parce qu’elle était la fille de son père, était peut-être vrai, mais elle n’aurait quand même pas été effrayée au point de le recevoir si elle n’avait pas suspecté qu’une partie au moins de ce qu’il pensait était loin d’être burlesque.
Il devait donc trouver quelque chose, quelque chose d’important qui établirait, instantanément, une sorte de domination sur elle. Donc… le coup de dés.
— Santirix Gremionis s’est offert à vous, dit-il, et avant que Vasilia puisse réagir il augmenta la mise en ajoutant, avec plus de dureté : Et pas seulement une fois mais plusieurs fois.
Vasilia croisa ses mains sur un genou, puis elle se redressa et s’assit complètement sur le tabouret, comme pour être plus à l’aise. Elle regarda Giskard, qui se tenait immobile et impassible à côté d’elle.
Puis elle se tourna vers Baley et dit :
— Ma foi, cet imbécile s’offre à tous les gens qu’il voit, sans distinction d’âge ou de sexe. Je serais un phénomène s’il n’avait fait aucune attention à moi.
Baley fit le geste d’écarter ce propos. Elle n’avait pas ri. Elle n’avait pas coupé court à l’entretien. Elle ne s’était même pas mise en colère. Elle attendait de voir comment il élaborerait son idée à partir de cette première déclaration. Donc, il tenait bien quelque chose.
— C’est une exagération, docteur Vasilia. Nul être, même boulimique, ne peut manquer de faire des choix et, dans le cas de Gremionis, vous avez été choisie. Et en dépit de votre refus, il a continué à s’offrir, ce qui est tout à fait contraire à la coutume auroraine.
— Je suis heureux de constater que vous avez deviné mon refus. Il y en a qui pensent que, par courtoisie, n’importe quelle offre… enfin, presque n’importe laquelle, doit être acceptée. Ce n’est pas mon avis. Je ne vois aucune raison de me soumettre à un événement sans intérêt qui me fera simplement perdre du temps. Avez-vous une objection à faire à cela, Terrien ?
— Je n’ai aucune opinion dans l’affaire, favorable ou défavorable, rien à dire sur les coutumes auroraines.
(Elle attendait toujours, en écoutant attentivement. Il se demanda ce qu’elle attendait. Etait-ce ce qu’il voulait dire ? Mais oserait-il ?)
Elle dit avec une légèreté forcée :
— Avez-vous vraiment quelque chose à me dire, ou en avez-vous fini ?
— Nous n’avons pas fini, répliqua Baley, et il était maintenant forcé de tenter un nouveau coup de dés. Vous avez remarqué cette persévérance si peu auroraine, chez Gremionis, et l’idée vous est venue que vous pourriez en profiter.
— Vraiment ? Quelle folie ! A quoi diable pouvait-il bien me servir ?
— Comme, manifestement, il était très vivement attaché à vous, ce ne serait pas difficile de vous arranger pour qu’il soit attiré par une autre, qui vous ressemblerait beaucoup. Vous lui avez conseillé de le faire, peut-être avec insistance et en promettant de l’accepter si l’autre le repoussait.
— Qui donc est cette pauvre femme qui me ressemble tant ?
— Vous ne le savez pas ? Allons donc ! Ne soyez pas naïve, docteur Vasilia. Je parle de la Solarienne, Gladïa, dont j’ai déjà dit qu’elle était devenue la protégée du Dr Fastolfe précisément à cause de cette ressemblance frappante. Vous n’avez exprimé aucune surprise quand j’en ai parlé au début de notre entretien. Il est trop tard maintenant pour feindre l’ignorance.
Vasilia lui jeta un coup d’œil aigu.
— Et, à cause de l’intérêt de Gremionis pour elle, vous avez déduit qu’il avait d’abord dû s’intéresser à moi ? C’est avec cette folle hypothèse que vous m’avez abordée ?