— Qu’est-ce qui m’en empêchera ?
— Le danger de la découverte par le grand public de vos manigances avec Gremionis. Le danger pour vous.
— Ne soyez pas ridicule ! Vous avez vous-même reconnu qu’il n’y avait aucune conspiration entre Gremionis et moi.
— Pas vraiment : en effet. J’ai reconnu qu’il semblait raisonnable de conclure qu’il n’y avait pas eu de conspiration directe entre vous et lui pour détruire Jander. Mais il demeure la possibilité d’une conspiration indirecte.
— Vous êtes fou ! Et qu’est-ce qu’une conspiration indirecte ?
— Je n’ai pas envie de discuter de cela devant les robots du Dr Fastolfe, à moins que vous insistiez. Et vous n’avez aucune raison pour cela, n’est-ce pas ? Vous savez très bien ce que je veux dire.
Baley n’avait aucune raison de penser qu’elle se laisserait impressionner par ce coup de bluff. Il risquait au contraire d’aggraver la situation.
Mais le bluff marcha ! Vasilia parut se recroqueviller, en fronçant les sourcils.
Il existe donc bien une conspiration indirecte, se dit-il, quelle qu’elle soit, et ça pourrait bien la faire tenir tranquille jusqu’à ce qu’elle ait compris que je bluffais.
Il reprit, avec un espoir renaissant :
— Je le répète. Ne dites rien contre le Dr Fastolfe. Mais, naturellement, il ne savait pas combien de temps il avait gagné. Bien peu, peut-être…
XI. Gremionis
42
Ils étaient de nouveau assis dans l’aéroglisseur, tous les trois à l’avant avec Baley au milieu, qui sentait la pression des robots de chaque côté. Il leur était reconnaissant d’être là, de leurs soins perpétuels, même s’ils n’étaient que des appareils, incapables de désobéir à des ordres.
Et puis il se dit : Pourquoi les mépriser en les traitant d’appareils ? Ce sont de bons appareils, dans un Univers d’humains parfois bien mauvais. Je n’ai pas plus le droit d’établir des sous-catégories opposant la machine à l’être humain que d’opposer plus généreusement le bien au mal.
— Je dois encore une fois poser la question, monsieur. Vous sentez-vous bien ? demanda Giskard.
— Tout à fait bien, Giskard. Je suis heureux d’être ici, dehors, avec vous deux.
Le ciel, dans l’ensemble, était blanc… d’un blanc cassé, plutôt. Une brise légère soufflait et il avait fait nettement frais, avant qu’ils montent dans la voiture.
Camarade Elijah, dit Daneel, j’ai écouté soigneusement la conversation entre le Dr Vasilia et vous. Je ne voudrais pas faire de réflexions désobligeantes sur ce que le Dr Vasilia a dit, mais je dois vous assurer qu’autant que j’ai pu l’observer, le Dr Fastolfe est un être humain bon et courtois. Il n’a jamais, à ma connaissance, été délibérément cruel, pas plus qu’il n’a jamais, autant que je puisse en juger, sacrifié les valeurs essentielles d’un être humain afin de satisfaire sa curiosité.
Baley regarda le visage de Daneel, qui donnait une impression d’intense sincérité.
— Pourrais-tu dire quelque chose contre le Dr Fastolfe, même s’il était réellement cruel et impitoyable ?
— Je pourrais garder le silence.
— Mais le ferais-tu ?
— Si, en disant un mensonge, je devais faire du mal à un Dr Vasilia véridique en jetant un doute injustifié sur sa sincérité, si, en gardant le silence, je blessais le Dr Fastolfe en paraissant approuver les accusations portées contre lui, et si les deux maux étaient, selon mon jugement, d’une égale gravité, alors il serait nécessaire que je garde le silence. Le mal en acte prend en général le pas sur le mal par omission… toutes choses étant raisonnablement égales d’ailleurs.
— Ainsi, même si la Première Loi stipule : « Un robot ne doit pas faire de mal à un être humain ni, par son inaction, permettre qu’il arrive du mal à un être humain », les deux moitiés de la Loi ne sont pas égales ? Le péché en acte, comme tu dis, est plus grand que le péché par omission ?
— La lettre de la Loi n’est qu’une description approximative des variations constantes des forces positroniques dans les circuits robotiques, camarade Elijah. Je ne suis pas assez savant pour expliquer cela mathématiquement, mais je sais quelles sont mes tendances.
— Et elles te poussent toujours à choisir l’inaction plutôt que l’action si le mal est à peu près égal d’un côté et de l’autre ?
— En général. Et à toujours choisir la vérité plutôt que la contre-vérité si le mal est dans l’une et l’autre direction à peu près égal. En général.
— Et dans ce cas, alors que tu parles pour réfuter le Dr Vasilia et lui faire ainsi du mal, tu ne peux le faire que parce que la Première Loi est suffisamment ambiguë et que tu dis la vérité ?
— C’est exact, camarade Elijah.
— Cependant, le fait est que tu aurais dit ce que tu as dit même si c’était un mensonge, si le Dr Fastolfe t’avait donné l’ordre, avec une intensité suffisante, de proférer ce mensonge si besoin était, et de refuser d’admettre que tu avais reçu cet ordre ?
Il y eut un temps, puis Daneel répondit :
— C’est exact, camarade Elijah.
— C’est une affaire bien embrouillée, Daneel, mais… crois-tu toujours que le Dr Fastolfe n’a pas assassiné Jander ?
— L’expérience de ma vie avec lui, c’est qu’il est franc, véridique, camarade Elijah, et qu’il n’aurait pas fait de mal à l’Ami Jander.
— Et pourtant, le Dr Fastolfe m’a lui-même donné un puissant mobile pour avoir commis ce crime, alors que le Dr Vasilia a évoqué un tout autre mobile mais tout aussi puissant et encore plus honteux que le premier…
Baley réfléchit un moment, les sourcils froncés.
— Si le public avait connaissance de l’un ou l’autre mobile, la croyance à la culpabilité du Dr Fastolfe deviendrait universelle, dit-il. (Il se tourna brusquement vers Giskard.) Et toi, Giskard ? Tu connais le Dr Fastolfe depuis plus longtemps que Daneel. Es-tu d’accord pour penser que le Dr Fastolfe n’a pu commettre cet acte et n’a pu détruire Jander, en te fondant sur ce que tu sais du caractère du Dr Fastolfe ?
— Certainement, monsieur.
Baley considéra le robot et hésita. Giskard était moins avancé que Daneel. Jusqu’à quel point pouvait-on avoir confiance en lui, et en son témoignage ? N’aurait-il pas tendance à suivre l’exemple de Daneel quelle que soit la direction que prendrait l’humaniforme ?
— Tu connaissais aussi très bien le Dr Vasilia, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Je la connaissais très bien, répondit Giskard.
— Et tu l’aimais bien, je suppose ?
— Elle m’a été confiée pendant de nombreuses années et cette responsabilité ne me pesait en aucune façon.
— Même si elle s’amusait à modifier ta programmation ?
— Elle était très habile.
— Est-elle capable de mentir au sujet de son père… je veux dire du Dr Fastolfe ?
Giskard hésita.
— Non, monsieur. Absolument pas.
— Alors, en somme, tu m’affirmes que ce qu’elle dit est la vérité ?
— Pas tout à fait, monsieur. Ce que j’affirme, c’est qu’elle croit elle-même qu’elle dit la vérité.
— Mais pourquoi croirait-elle à la vérité des méchantes accusations contre son père si, en réalité, il est aussi bon que vient de m’en assurer Daneel ?
— Elle a été aigrie par divers événements de sa jeunesse, répondit lentement Giskard, des événements dont elle croit le Dr Fastolfe responsable et dont il est possible qu’il le soit, dans une certaine mesure et involontairement. Il me semble que son intention n’était pas que les événements en question aient les conséquences qu’ils ont eues. Cependant, les êtres humains ne sont pas gouvernés par les strictes lois de la robotique. Il est donc difficile de juger de la complexité de leurs motivations dans la plupart des conditions.