— C’est assez logique, marmonna Baley.
Giskard demanda :
— Pensez-vous qu’il n’y a aucun espoir de démontrer l’innocence du Dr Fastolfe ?
Encore une fois, Baley fronça les sourcils.
— Peut-être bien. Pour le monde, je ne vois aucun moyen et si le Dr Vasilia parle, comme elle a menacé de le faire…
— Mais vous lui avez ordonné de ne pas parler. Vous lui avez expliqué que ce serait dangereux pour elle. Baley secoua la tête.
— Je bluffais. Je ne trouvais rien d’autre à dire.
— Avez-vous l’intention de renoncer, alors ?
A cela, Baley répondit avec force :
— Non ! S’il n’y avait que Fastolfe, peut-être. Après tout, quelle atteinte physique risque-t-il ? Apparemment, le roboticide n’est même pas un crime, rien qu’un simple délit. Au pire, il perdrait de son influence politique et se verrait probablement dans l’incapacité de poursuivre pendant un certain temps ses travaux scientifiques. Je le regretterais, si cela arrivait, mais si je ne peux plus rien faire, je ne peux plus rien faire.
« Et s’il ne s’agissait que de moi, je renoncerais aussi. L’échec porterait un rude coup à ma réputation mais qui peut construire une maison de brique sans briques ? Je retournerais sur Terre un peu terni, je mènerais une vie misérable et déclassée, mais c’est le risque qui guette tout homme et toute femme de la Terre. De meilleurs hommes que moi ont eu à affronter tout aussi injustement la misère et l’opprobre.
« Mais c’est de la Terre qu’il s’agit. Si j’échoue, en plus de ces graves dommages pour le Dr Fastolfe et pour moi, ce sera la fin de tout espoir des Terriens de quitter la Terre et de s’installer dans l’ensemble de la Galaxie. Pour cette raison, je ne dois pas échouer, je dois persévérer vaille que vaille, aussi longtemps que je ne serai pas physiquement rejeté hors de ce monde.
Ce discours de Baley se termina presque dans un chuchotement. Brusquement, il redressa la tête et demanda d’une voix irritée :
— Mais qu’est-ce que nous fichons ici, encore garés, Giskard ? Est-ce que tu fais tourner le moteur pour t’amuser ?
— Sauf votre respect, monsieur, répondit le robot, vous ne m’avez pas dit où vous voulez que je vous conduise.
— C’est vrai… Je te demande pardon, Giskard.
Conduis-moi d’abord à la plus proche des Personnelles communautaires dont a parlé le Dr Vasilia. Vous êtes tous deux immunisés contre ce genre d’inconvénients, mais j’ai une vessie qui a besoin d’être vidée. Ensuite, trouve un endroit près d’ici où nous pourrons déjeuner. J’ai un estomac qui doit être rempli. Et après ça…
— Oui, camarade Elijah ? demanda Daneel.
— A parler très franchement, Daneel, je n’en sais rien. Cependant, une fois que j’aurai satisfait ces besoins purement physiques, je trouverai bien quelque chose.
Et Baley aurait bien voulu le croire !
43
L’aéroglisseur ne rasa pas longtemps la surface du sol. Il s’arrêta, en se balançant un peu, et Baley ressentit l’habituelle crispation de son estomac. Ce léger déséquilibre lui disait qu’il était dans un véhicule et chassait le sentiment temporaire de sécurité d’être dans un lieu clos entre deux robots. A travers les vitres devant lui et sur les côtés (et derrière s’il se tordait le cou), il voyait la blancheur du ciel et le vert du feuillage, tout cela se rapportant à l’Extérieur, c’est-à-dire à rien.
Ils s’étaient arrêtés devant une petite construction.
— Est-ce la Personnelle communautaire ? demanda-t-il.
— C’est la plus proche de toutes celles qui se trouvent sur les terres de l’Institut, camarade Elijah, répondit Daneel.
— Tu l’as vite trouvée. Est-ce que ces édicules sont inclus dans le plan tracé dans ta mémoire ?
— En effet, camarade Elijah.
— Est-ce que celle-ci est occupée en ce moment ?
C’est possible, camarade Elijah, mais trois ou quatre personnes peuvent s’en servir simultanément.
— Y a-t-il de la place pour moi ?
— Très probablement, camarade Elijah.
— Eh bien, alors, laisse-moi descendre, j’irai et je verrai bien…
Les robots ne bougèrent pas.
— Monsieur, dit Giskard, nous ne pouvons pas entrer avec vous.
— Oui, je le sais, Giskard.
— Nous ne pourrons pas vous protéger comme il convient, monsieur.
Baley fronça les sourcils. Le robot rudimentaire avait naturellement le cerveau le plus rigide, et Baley entrevit brusquement le risque de ne pas être autorisé à se laisser perdre de vue, et par conséquent de ne pas avoir le droit d’aller à la Personnelle. Il se fit plus insistant en se tournant vers Daneel, dont il espérait qu’il comprendrait mieux les besoins humains.
— Je n’y peux rien, Giskard… Daneel, je n’ai vraiment pas le choix. Laisse-moi descendre !
Daneel regarda Baley, sans bouger, et pendant quelques instants horribles, il crut que le robot allait lui suggérer de se soulager là dans le champ, en plein air, comme un animal.
L’instant passa.
— Je pense, dit Daneel, que nous devons permettre au camarade Elijah de faire ce qu’il veut dans ce cas précis.
Sur quoi Giskard déclara à Baley :
— Si vous pouvez attendre encore un petit moment, monsieur, je vais d’abord examiner les lieux.
Baley fit une grimace. Lentement, Giskard se dirigea vers la petite construction et, posément, il en fit le tour. Baley aurait aisément pu prédire que dès que Giskard aurait disparu, son besoin se ferait plus pressant.
Pour n’y plus penser, il regarda le paysage. Après un examen attentif, il distingua de minces fils dans le ciel, ici et là ; comme des cheveux noirs très fins sur le fond blanc des cieux. Il ne les avait pas vus tout de suite et ne les avait remarqués qu’en voyant un objet ovale glisser devant les nuages. Il comprit que c’était un véhicule et qu’il ne volait pas mais était suspendu à un long câble horizontal. En suivant le câble des yeux, des deux côtés, il en remarqua d’autres. Il aperçut alors un autre véhicule, plus loin, et puis un autre plus éloigné encore. Le plus éloigné n’était qu’un minuscule point indistinct dont la nature ne se devinait que grâce aux deux autres.
Indiscutablement, c’était une sorte de téléphérique pour le transport interne, d’une partie de l’Institut de Robotique à une autre.
Comme c’est étendu ! pensa Baley. Comme l’Institut occupe inutilement un espace immense !
Et cependant, il n’en couvrait pas toute la surface. Les bâtiments étaient suffisamment dispersés pour que le paysage paraisse intact et que la faune et la flore continuent de vivre (supposa Baley) à l’état sauvage.
Il se rappelait Solaria qui était si vide, désert. Tous les mondes spatiens devaient être vides, sans aucun doute, puisque Aurora, le plus peuplé, était désert même là, dans la région la plus construite de la planète. D’ailleurs, même sur Terre, en dehors des Villes, tout était désert.
Mais là-bas, il y avait les Villes et Baley éprouva une brusque nostalgie qu’il s’empressa de chasser.
— Ah, l’Ami Giskard a terminé son inspection, dit Daneel.
Giskard revenait et Baley lui demanda avec agacement :
— Alors ? Vas-tu avoir l’extrême obligeance de m’autoriser…