— Je suis R. Daneel Olivaw, dit Daneel (en insistant un peu sur le R, afin que le robot ne le prenne pas pour un être humain), et je représente mon partenaire, Elijah Baley, un inspecteur de la Terre. Mon partenaire voudrait parler au Maître roboticien Kelden Amadiro.
— Maître Amadiro est en conférence, répondit le robot. Lui suffirait-il de parler au roboticien Cicis ? Daneel se tourna aussitôt vers Baley, qui acquiesça.
— Ce sera tout à fait satisfaisant, dit Daneel.
— Si tu veux bien prier l’inspecteur Baley de prendre ta place, je vais essayer de trouver le roboticien Cicis.
— Il vaudrait mieux peut-être que tu ailles d’abord… Mais Baley intervint :
— Ça ne fait rien, Daneel. Je veux bien attendre.
— Camarade Elijah, en tant que représentant personnel du Maître roboticien Han Fastolfe, vous êtes assimilé à son rang social, du moins temporairement. Vous n’avez pas à attendre que…
— Je te dis que ça ne fait rien, Daneel ! interrompit Baley avec suffisamment de force pour couper court à toute discussion. Je ne veux pas provoquer de retard pour des questions d’étiquette.
Daneel quitta le cercle et Baley prit sa place. Il ressentit un léger picotement (peut-être imaginaire) qui passa vite.
L’image du robot, debout sur l’autre cercle, s’estompa et disparut. Baley attendit patiemment et finalement une autre image apparut en trois dimensions.
— Maloon Cicis, dit l’image d’une voix claire, assez cassante.
L’homme avait des cheveux couleur de bronze, coupés très court, et cela seul suffisait à lui donner un type spatien caractéristique, aux yeux de Baley, bien qu’une certaine asymétrie de l’arête du nez fût très peu spatienne.
— Je suis l’inspecteur Elijah Baley et je viens de la Terre. Je voudrais parler au Maître roboticien Kelden Amadiro.
— Avez-vous rendez-vous, inspecteur ?
— Non, monsieur.
— Alors il faudra en fixer un si vous désirez le voir et son temps est complètement pris cette semaine et la semaine prochaine.
— Je suis l’inspecteur Elijah Baley, de la Terre…
— Je l’ai fort bien compris. Cela ne change rien à la réalité.
— A la demande du Dr Han Fastolfe, et avec l’autorisation de la Législature d’Aurora, je procède à une enquête sur le meurtre du robot Jander Panell…
— Le meurtre du robot Jander Panell ? demanda Cicis si poliment que cela indiquait du mépris.
— Le roboticide, si vous préférez. Sur la Terre, la destruction d’un robot ne serait pas une grosse affaire, mais à Aurora, où les robots sont traités plus ou moins comme des êtres humains, il me semble que le mot « meurtre » peut être employé.
— Qu’il s’agisse de meurtre ou de roboticide, il demeure impossible de voir le Maître roboticien Amadiro.
— Puis-je laisser un message pour lui ?
— Si vous voulez.
— Lui sera-t-il transmis immédiatement ? En ce moment même ?
— Je peux essayer, mais il est évident que je ne garantis rien.
— Je comprends. Je tiens à aborder plusieurs points, que je vais numéroter. Peut-être aimeriez-vous prendre des notes…
Cicis sourit légèrement.
— Je crois que je serai capable de tout me rappeler.
— Premièrement, quand il y a crime, il y a un criminel, et j’aimerais fournir l’occasion au Dr Amadiro de présenter sa propre défense…
— Quoi ! s’exclama Cicis.
(Et Gremionis, qui observait dans le fond de la pièce, en resta bouche bée.)
Baley parvint à imiter le léger sourire ironique qui venait de disparaître.
— Vais-je trop vite pour vous, monsieur ? Aimeriez-vous prendre des notes, après tout ?
— Accuseriez-vous le Maître roboticien d’avoir un rapport quelconque avec l’affaire Jander Panell ?
— Au contraire, roboticien. C’est parce que je ne veux pas l’accuser que je dois le voir. Je ne voudrais pas l’impliquer avec le robot immobilisé, en me fondant sur des informations incomplètes, alors qu’un mot de lui pourrait tout éclaircir.
— Vous êtes fou !
— Très bien. Alors dites au Maître roboticien qu’un fou veut lui dire un mot afin d’éviter de l’accuser de meurtre. C’est mon premier point. Il y en a un second. Pouvez-vous lui dire que ce même fou vient de procéder à un long interrogatoire détaillé du styliste personnel Santirix Gremionis et qu’il appelle de l’établissement de Gremionis. Quant au troisième point… Suis-je trop rapide pour vous ?
— Non ! Achevez !
— Le troisième point est le suivant. Il se peut que le Maître roboticien, qui est un homme extrêmement important et très occupé, ne se rappelle pas qui est le styliste Santirix Gremionis. Dans ce cas, dites-lui, je vous prie, que c’est une personne qui vit dans l’enceinte de l’Institut et qui, dans le courant de l’année dernière, a fait de nombreuses promenades avec Gladïa, une Solarienne qui vit maintenant sur Aurora.
— Je ne peux pas transmettre un message aussi ridicule et offensant, Terrien.
— Dans ce cas, voulez-vous avertir le Maître que je vais aller tout droit à la Législature et annoncer qu’il m’est impossible de poursuivre mon enquête parce qu’un certain Maloon Cicis a pris sur lui de m’assurer que le Maître roboticien Kelden Amadiro ne m’aidera pas dans mes investigations quant à la destruction du robot Jander Panell et ne se défendra pas contre l’accusation d’être responsable de cette destruction ?
Cicis rougit.
— Vous n’oseriez pas faire une chose pareille !
— Vous croyez ? Qu’est-ce que j’aurais à perdre ? D’autre part, qu’en pensera le grand public ? Après tout, les Aurorains savent parfaitement que le Dr Amadiro n’est dépassé que par le Dr Han Fastolfe, dans la science de la robotique, et que si Fastolfe n’est pas lui-même responsable du roboticide… Est-il nécessaire que je continue ?
— Vous découvrirez bientôt, Terrien, que les lois d’Aurora contre la diffamation sont très strictes.
— Indiscutablement, mais si le Dr Amadiro est efficacement diffamé, il en souffrira probablement plus que moi. Alors pourquoi n’allez-vous pas transmettre mon message tout de suite ? Ainsi, s’il veut bien m’expliquer quelques détails mineurs, nous pourrons éviter toute question de diffamation ou d’accusation.
Cicis fronça les sourcils et répondit entre ses dents :
— Je vais répéter cela au Dr Amadiro et je lui conseillerai vivement de refuser de vous voir.
Il disparut.
De nouveau, Baley attendit patiemment, tandis que Gremionis gesticulait d’un air affolé et marmonnait :
— Vous ne pouvez pas faire ça, Baley ! Vous ne pouvez pas !
Baley lui fit signe de se taire.
Au bout de cinq minutes (qui parurent plus longues à Baley), Cicis reparut, visiblement très en colère.
— Le Dr Amadiro va prendre ma place ici dans quelques minutes et il vous parlera. Attendez !
— Inutile d’attendre, répliqua vivement Baley. Je vais aller directement au bureau du docteur et je le verrai là-bas.
Il quitta le cercle gris et fit un geste tranchant à l’adresse de Daneel, qui se hâta de couper la communication.
Gremionis s’exclama, d’une voix étranglée :
— Vous ne pouvez pas parler sur ce ton aux gens du Dr Amadiro, Terrien !