— Mais il n’y avait pas de conspiration, camarade Elijah… du moins pas en ce qui concerne la destruction de Jander. Vasilia et Gremionis n’auraient pas pu provoquer cette destruction, même s’ils avaient travaillé ensemble.
— Je te l’accorde, et pourtant Vasilia a été effrayée par la suggestion d’un rapport avec Gremionis. Pourquoi ? Quand Gremionis nous a dit qu’il avait d’abord été attiré par Vasilia et ensuite par Gladïa, je me suis demandé si le rapport entre les deux avait été plus indirect, si Vasilia ne l’avait pas encouragé à transférer ainsi son affection, pour une raison en rapport lointain, mais néanmoins en rapport avec la mort de Jander. Après tout, il devait bien y avoir un rapport quelconque entre eux. La réaction de Vasilia à ma première suggestion le prouve.
» Mes soupçons étaient bien fondés. C’est Vasilia qui est à l’origine du passage de Gremionis d’une femme à l’autre. Gremionis était ahuri que je le sache et cela aussi a été utile, car si c’était une chose absolument innocente, il n’y avait aucune raison d’en faire un secret. Et pourtant, c’était manifestement un secret. Tu te souviens que Vasilia n’a pas du tout dit qu’elle avait poussé Gremionis à se tourner vers Gladïa. Quand je lui ai dit que Gremionis s’était offert à Gladïa, elle s’est conduite comme si c’était la première fois qu’elle en entendait parler.
— Mais, camarade Elijah, quelle importance cela a-t-il ?
— Nous le découvrirons peut-être. Il me semble que ça n’avait pas d’importance, ni pour Gremionis ni pour Vasilia. Par conséquent, s’ils y attachent de l’importance, il se peut qu’une tierce personne y soit mêlée. Si cela avait un quelconque rapport avec l’affaire Jander, il faudrait que cette tierce personne soit un roboticien encore plus habile que Vasilia et cela pourrait être Amadiro. Alors, pour lui aussi, j’ai fait allusion à l’existence d’une conspiration, en indiquant à dessein que j’avais interrogé Gremionis et que j’appelais de chez lui… et cela a marché aussi.
— Je ne sais toujours pas ce que tout cela veut dire, camarade Elijah.
— Moi non plus… à part quelques hypothèses… Mais peut-être allons-nous avoir des éclaircissements chez Amadiro. Notre situation est si déplorable, vois-tu, que nous n’avons rien à perdre en devinant et en lançant des ballons d’essai ou des coups de dés.
Pendant cette conversation, l’aéroglisseur s’était élevé sur son coussin d’air, à une hauteur modérée. Il survola une rangée de buissons et prit de la vitesse au-dessus des régions herbeuses et des routes de gravier. Baley remarqua que là où l’herbe était plus haute, elle était couchée d’un côté par le vent, comme si un aéroglisseur invisible mais beaucoup plus grand passait au-dessus.
— Giskard, dit Baley, tu as enregistré les conversations qui se sont déroulées en ta présence, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur.
— Et tu peux les reproduire selon les besoins ?
— Oui, monsieur.
— Et tu peux facilement retrouver, et reproduire, toute déclaration particulière faite par telle ou telle personne ?
— Oui, monsieur. Vous n’auriez pas à écouter l’enregistrement tout entier.
— Et pourrais-tu, si besoin était, servir de témoin dans un tribunal ?
— Moi, monsieur ? Oh non, monsieur ! Répondit Giskard sans quitter la route des yeux. Comme on peut faire mentir un robot par des ordres assez habilement donnés, et puisque aucune des menaces ou des exhortations d’un juge n’y changera rien, la Loi considère sagement qu’un robot est un témoin non recevable.
— Mais alors, si c’est le cas, à quoi servent tes enregistrements ?
— C’est une tout autre chose, monsieur. Un enregistrement, une fois fait, ne peut être modifié sur simple commandement, encore qu’il puisse être effacé. Un tel enregistrement peut, par conséquent, être admis comme pièce à conviction. Il n’y a pas de jurisprudence, cependant, et le fait qu’il soit recevable ou non dépend de l’affaire en cause ou de chaque juge.
Baley ne savait trop si ces explications étaient par elles-mêmes déprimantes ou s’il était influencé par la déplaisante teinte livide qui baignait le paysage.
— Est-ce que tu y vois assez bien pour conduire, Giskard ? demanda-t-il.
— Certainement, monsieur, mais je n’en ai pas besoin. L’aéroglisseur est équipé d’un radar informatisé capable d’éviter les obstacles de lui-même, même si je devais, inexplicablement, faillir à ma mission. Ce système fonctionnait hier matin quand nous avons voyagé confortablement, bien que toutes les vitres fussent opacifiées.
— Camarade Elijah, dit Daneel pour tenter encore une fois de détourner la conversation de l’inquiétude de Baley, espérez-vous que le Dr Amadiro pourra vous aider ?
Giskard arrêta l’aéroglisseur sur une grande pelouse, devant un long bâtiment pas très haut, dont la façade artistement sculptée était neuve, tout en donnant l’impression de s’inspirer d’un art très ancien.
Baley n’eut besoin de personne pour comprendre que c’était le bâtiment administratif.
— Non, Daneel, répondit-il au robot, je crains que le Dr Amadiro ne soit beaucoup trop intelligent pour nous donner la moindre prise sur lui.
— Et si c’est le cas, que comptez-vous faire ensuite ?
— Je ne sais pas, avoua Baley avec un pénible sentiment de déjà vu. Mais j’essaierai de trouver quelque chose.
52
Quand Baley entra dans le bâtiment administratif, sa première sensation fut le soulagement d’être maintenant à l’abri de l’éclairage anormal de l’Extérieur. La seconde fut de la stupéfaction ironique.
Sur Aurora, les établissements – les demeures particulières – étaient absolument aurorains. Pas un instant, que ce soit dans le salon de Gladïa, dans la salle à manger de Fastolfe, dans le laboratoire de Vasilia ou en utilisant le poste d’holovision de Gremionis, Baley ne s’était imaginé sur la Terre. Ces quatre maisons étaient distinctes, différentes, mais toutes appartenaient à une même espèce, un même style, aussi éloigné que possible de celui des habitations de la Terre.
Le bâtiment administratif, en revanche, représentait la fonction publique, c’était l’essence même de tout ce qui était officiel et cela, apparemment, transcendait la variété humaine commune. Il n’appartenait pas à la même espèce que les demeures d’Aurora, pas plus qu’un bâtiment officiel de la ville natale de Baley ne ressemblait à un appartement des quartiers résidentiels. Mais les deux bâtiments officiels, sur les deux mondes de nature absolument différente, se ressemblaient singulièrement.
C’était le premier endroit d’Aurora où Baley, un instant, aurait pu se croire sur la Terre. Il y avait les mêmes longs couloirs nus et froids, le même commun dénominateur le plus bas pour l’architecture et la décoration, avec des éclairages conçus pour irriter le moins de gens possible et plaire à tout aussi peu.
Il y avait quelques touches, ici et là, qu’on ne trouvait pas sur Terre, une plante verte suspendue, prospérant à la lumière artificielle et probablement (se dit Baley) équipée d’un système d’arrosage automatique. Ces petits rappels de la nature étaient absents sur la Terre, et leur présence ne l’enchantait pas. Ces pots de fleurs ne risquaient-ils pas de tomber ? N’attiraient-ils pas des insectes ? L’eau ne risquait-elle pas de couler ?