Il s’écarta pour laisser entrer Baley et lui donna une petite claque sur l’épaule au passage. Selon toute apparence, c’était un geste d’amitié, comme Baley n’en avait pas encore connu à Aurora.
Avec prudence (en se demandant s’il n’espérait pas trop), il dit :
— Si je ne me trompe pas, vous êtes le Maître roboticien Kelden Amadiro ?
— Tout juste, tout juste. Celui qui cherche à détruire le Dr Han Fastolfe en tant que puissance politique sur cette planète… mais cela, comme j’espère vous en convaincre, ne fait pas de moi un criminel. Après tout, je ne cherche pas à prouver que c’est Fastolfe le malfaiteur, à cause simplement de cet acte de vandalisme ridicule commis contre sa propre création, le pauvre Jander. Disons simplement que je vais démontrer que Fastolfe… se trompe.
Il fit un geste et le robot qui les avait guidés s’avança et alla se placer dans une niche.
Tandis que la porte se fermait, Amadiro désigna aimablement à Baley un fauteuil confortable et, avec une admirable économie de gestes, indiqua de l’autre main des niches pour Daneel et Giskard.
Baley remarqua qu’Amadiro examinait Daneel avec une envie non dissimulée et que, pour un instant, son sourire disparaissait pour faire place à une expression presque gourmande. Mais elle s’effaça aussitôt et le sourire reprit sa place. Ce fut si rapide que Baley se demanda s’il n’avait pas imaginé ce changement d’expression fugace.
— Comme tout porte à croire que nous allons avoir à supporter un peu de mauvais temps, dit Amadiro, je pense que nous pouvons nous passer de ce jour assez douteux qui nous éclaire si inefficacement.
Sans que Baley sache comment (il ne vit pas très bien ce que faisait Amadiro sur le tableau de commandes de son bureau), les fenêtres s’opacifièrent et les murs brillèrent d’un agréable éclairage tamisé.
Le sourire d’Amadiro parut s’élargir.
— En réalité, nous n’avons pas grand-chose à nous dire, monsieur Baley. J’ai pris la précaution de parler à Mr Gremionis, pendant que vous étiez en route pour venir ici. Après l’avoir entendu, j’ai décidé d’appeler aussi le Dr Vasilia. Apparemment, vous les avez plus ou moins accusés tous les deux de complicité dans la destruction de Jander et, si j’ai bien compris, vous m’avez accusé également.
— J’ai simplement posé des questions, docteur Amadiro, comme j’ai l’intention de le faire maintenant.
— Sans doute, sans doute, mais vous êtes un Terrien, alors vous ne vous rendez pas compte de la gravité de vos actes et je suis sincèrement navré que vous deviez en subir les conséquences. Vous savez probablement que Mr Gremionis m’a envoyé une note concernant vos diffamations.
— Il me l’a dit, mais il a mal interprété mon attitude. Ce n’était pas de la diffamation.
Amadiro pinça les lèvres, comme s’il réfléchissait à ce propos.
— J’ose dire que vous avez raison, à votre point de vue, mais vous ne comprenez pas la définition auroraine de ce mot. J’ai été obligé de transmettre la note de Gremionis au Président et, en conséquence, il est fort probable que vous serez expulsé de la planète dès demain matin. Je le regrette, naturellement, mais je crains que votre enquête soit sur le point de toucher à sa fin.
XIV. Encore Amadiro
53
Baley fut pris de court. Il ne savait que penser d’Amadiro et ne s’était pas attendu à être aussi déconcerté. Gremionis avait dit que le Maître était « distant ». D’après ce qu’avait dit Cicis, il pensait avoir à affronter un autocrate. En personne, cependant, Amadiro paraissait jovial, ouvert, presque amical. Pourtant, à l’en croire, Amadiro s’appliquait calmement à arrêter l’enquête. Il le faisait impitoyablement et cependant avec un petit sourire de commisération.
Quel homme était-il ?
Machinalement, Baley jeta un coup d’œil vers les niches où se tenaient Daneel et Giskard, le primitif Giskard sans expression, bien entendu, et Daneel, plus calme et tranquille. Il trouvait assez improbable que Daneel, durant sa brève existence, ait jamais rencontré Amadiro. Giskard, d’autre part, au cours de ses nombreuses années de vie (combien ?) avait fort bien pu le connaître.
Baley serra les lèvres en pensant qu’il aurait pu demander à Giskard quel genre d’homme était Amadiro. S’il avait pris cette précaution, il serait maintenant plus capable de juger dans quelle mesure l’attitude actuelle du roboticien était naturelle ou savamment calculée.
Pourquoi diable, pensa-t-il, n’avait-il pas plus intelligemment utilisé les ressources de ses robots ? Et pourquoi Giskard ne l’avait-il pas renseigné de lui-même… mais non, c’était injuste. Giskard était évidemment incapable d’une telle activité autonome. Il renseignait à la demande mais ne ferait jamais rien de sa propre initiative.
Amadiro, suivant le bref regard de Baley, dit :
— Je suis seul contre trois, on dirait. Comme vous le voyez, je n’ai aucun de mes robots dans mon bureau, bien qu’ils soient tous instantanément disponibles à mon appel, je l’avoue, alors que vous avez les robots de Fastolfe ; ce bon vieux Giskard, et cette merveille d’ingéniosité, Daneel.
— Je vois que vous les connaissez tous les deux, dit Baley.
— De réputation seulement. En réalité je les vois – j’allais dire « en chair et en os », moi, un roboticien ! – je les vois physiquement pour la première fois. Mais j’ai vu Daneel incarné par un acteur, dans cette dramatique.
— Sur toutes les planètes, apparemment, tout le monde a vu cette émission, grommela Baley. Cela rend bien difficile ma vie d’individu réel et limité.
— Pas avec moi, assura Amadiro en accentuant son sourire. Je puis vous affirmer que je n’ai pas pris au sérieux votre histoire romancée. Je comprenais bien que, dans la vie réelle, vous aviez des limites. Et je ne me trompais pas, sinon vous ne vous seriez pas livré aussi librement, à Aurora, à des accusations sans fondement.
— Docteur Amadiro, répondit Baley, je vous assure que je n’ai porté aucune accusation précise. Je poursuis simplement une enquête et j’envisage toutes les possibilités.
— Ne vous méprenez pas, répliqua Amadiro avec une gravité soudaine. Je ne vous reproche rien. Je suis certain que vous vous êtes conduit très correctement selon les usages de la Terre. Mais vous êtes maintenant en butte aux usages aurorains. Nous attachons un très grand prix à notre réputation.
— Si c’est le cas, docteur Amadiro, il semblerait que les autres globalistes et vous ayez diffamé le Dr Fastolfe en le soupçonnant, dans une bien plus grande mesure que moi et bien plus gravement.
— C’est exact, reconnut Amadiro, mais je suis un Aurorain éminent et je bénéficie d’une certaine influence, alors que vous êtes un Terrien et n’avez pas la moindre influence. C’est tout à fait injuste, je l’admets, et je le déplore, mais c’est ainsi que vont les mondes. Que faire ? D’ailleurs, l’accusation contre Fastolfe peut être prouvée – et elle le sera – et la diffamation n’en est pas quand elle exprime la vérité. Votre erreur a été de proférer des accusations qui ne peuvent absolument pas être soutenues. Je suis sûr que vous devez reconnaître que ni Mr Gremionis, ni le Dr Vasilia Aliena, ni tous deux ensemble, n’ont pu détruire le pauvre Jander.
— Je ne les ai pas formellement accusés non plus.
— Peut-être pas, mais vous ne pouvez pas vous cacher derrière le mot « formellement », à Aurora. C’est dommage que Fastolfe ne vous en ait pas averti quand il vous a fait venir ici pour entreprendre cette enquête… Une enquête bien mal partie, je le crains.