Baley fit une petite grimace involontaire, en se disant qu’en effet Fastolfe aurait pu le prévenir.
— Vais-je avoir le droit d’être écouté dans cette affaire, ou tout est-il déjà réglé ? demanda-t-il.
— Vous serez écouté, naturellement, avant d’être condamné. Les Aurorains ne sont pas des barbares. Le Président étudiera la note que je lui ai transmise, ainsi que mes suggestions en la matière. Il consultera probablement Fastolfe, l’autre personne directement concernée, et voudra certainement nous voir tous les trois, peut-être demain. Il prendra alors une décision, à ce moment ou plus tard, qui devra être ratifiée par la Législature au complet. La Loi sera absolument respectée, je peux vous le garantir.
— La lettre de la Loi sera respectée, je n’en doute pas, mais si le siège du Président est déjà fait, si rien de ce que je dis n’est accepté, et si la Législature se contente de sanctionner une décision prise d’avance ? N’est-ce pas possible ?
Amadiro ne sourit pas exactement de cela mais il parut subtilement amusé.
— Vous êtes réaliste, et j’en suis heureux. Les gens qui rêvent de justice risquent trop d’être désappointés et ce sont généralement des hommes si remarquables qu’on n’aime pas les voir déçus.
Le regard d’Amadiro se fixa de nouveau sur Daneel.
— Un travail extraordinaire, ce robot humaniforme, murmura-t-il. C’est ahurissant que Fastolfe ait si bien gardé le secret et c’est vraiment dommage que Jander soit perdu. Fastolfe a commis là l’impardonnable.
— Le Dr Fastolfe nie qu’il ait la moindre implication dans cette affaire, monsieur.
— Oui, naturellement. Est-ce qu’il dit que j’en suis responsable, moi ? Ou m’accusez-vous de votre propre chef ?
— Je ne vous accuse pas, déclara catégoriquement Baley. Je souhaite simplement vous interroger à ce sujet. Quant au Dr Fastolfe, il n’est pas un candidat pour une de vos accusations de diffamation. Il est convaincu que vous n’avez rien à voir avec ce qui est arrivé à Jander, parce qu’il est absolument certain que vous ne possédez pas les connaissances ni l’habileté nécessaires pour immobiliser un robot humaniforme.
Si Baley espérait attiser le débat de cette façon, il échoua. Amadiro accepta l’insulte sans rien perdre de sa bonne humeur et répondit :
— Il a raison en cela. Cette habileté ne peut se trouver chez aucun roboticien, vivant ou mort, à l’exception de Fastolfe. N’est-ce pas ce qu’il affirme, notre modeste Maître des Maîtres ?
— Si.
— Alors, selon lui, qu’est-il arrivé à Jander, je me demande ?
— Un accident fortuit. Un pur hasard.
Amadiro éclata de rire.
— A-t-il calculé les probabilités d’un tel hasard ?
— Oui, Maître. Cependant, même un accident invraisemblable peut se produire, surtout si des péripéties surviennent, qui augmentent les risques.
— Lesquelles, par exemple ?
— Voilà ce que j’espère découvrir. Comme vous vous êtes déjà arrangé pour me faire expulser de la planète, avez-vous maintenant l’intention de couper court à tout interrogatoire de vous-même, ou puis-je poursuivre mon enquête pendant le peu de temps qui me reste légalement ? Avant de répondre, docteur Amadiro, considérez, je vous prie, que l’enquête n’a pas encore pris fin légalement et que, dans n’importe quelle audience qui me sera accordée, demain ou plus tard, je pourrai vous accuser d’avoir refusé de répondre à mes questions, si vous insistez pour mettre fin maintenant à cette entrevue. Cela influencera peut-être le Président, quand il devra prendre une décision.
— Non, pas du tout, monsieur Baley. N’allez pas imaginer un instant que vous pouvez me mettre dans l’embarras. Cependant, vous pouvez m’interroger aussi longtemps que vous voudrez. Je collaborerai pleinement avec vous, ne serait-ce que pour jouir du spectacle du bon Fastolfe essayant en vain de se dépêtrer de sa malheureuse action. Je ne suis pas extraordinairement vindicatif, Baley, mais le fait que Jander ait été la propre création de Fastolfe ne lui donnait pas le droit de le détruire.
— Il n’a pas été établi légalement qu’il l’ait fait, alors ce que vous venez de dire est, du moins en puissance, de la diffamation. Nous allons donc laisser cela de côté et procéder à cet interrogatoire. J’ai besoin de renseignements. Je poserai des questions brèves et directes et si vous répondez de la même façon, l’entrevue sera courte.
— Non, ce n’est pas vous qui allez poser les conditions de cette entrevue, riposta Amadiro. Je suppose qu’un de vos robots, ou les deux, est équipé de manière à enregistrer complètement notre conversation.
— Je crois.
— J’en suis certain. J’ai moi-même un système d’enregistrement. N’allez pas penser que vous m’entraînerez dans une jungle de brèves réponses vers quelque chose qui servira les desseins de Fastolfe. Je répondrai comme je le juge bon en m’assurant que je suis bien compris. Et mon propre enregistrement m’aidera à m’assurer qu’il n’y a aucun malentendu.
Pour la première fois, on sentait percer le loup sous le masque amical d’Amadiro.
— Très bien, mais si vos réponses sont volontairement alambiquées et évasives, cela aussi ressortira à l’enregistrement.
— C’est évident.
— Cela étant bien compris, pourrais-je avoir un verre d’eau avant de commencer ?
— Certainement… Giskard, veux-tu servir Mr Baley ?
Giskard sortit aussitôt de sa niche. On entendit l’inévitable tintement de la glace, au bar dans le fond de la pièce, et presque aussitôt un grand verre d’eau apparut sur le bureau devant Baley.
— Merci, Giskard, dit-il, et il attendit que le robot ait regagné sa niche. Docteur Amadiro, ai-je raison de vous considérer comme le directeur de l’Institut de Robotique ?
— Oui, je le suis, en effet.
— Et aussi son fondateur ?
— Exact… Vous voyez, je réponds brièvement.
— Depuis combien de temps existe-t-il ?
— En tant que projet, depuis des dizaines d’années. J’ai réuni des personnes d’opinions semblables pendant au moins quinze ans. L’autorisation a été obtenue de la Législature il y a douze ans. La construction a commencé il y a neuf ans et le travail actif il y a six ans. Sous sa forme actuelle achevée, l’Institut est vieux de deux ans et nous avons des plans d’expansion à long terme… Là, vous avez une réponse plus longue, monsieur, mais présentée d’une manière raisonnablement concise.
— Pourquoi avez-vous jugé nécessaire de créer l’Institut ?
— Ah ! A cela, vous ne pouvez sûrement pas attendre autre chose qu’une longue réponse.
— A votre aise, monsieur.
A ce moment, un robot apporta un plateau de petits sandwiches et de pâtisseries encore plus petites, dont aucune n’était familière à Baley. Il prit un sandwich et le trouva croustillant, pas précisément déplaisant mais assez bizarre pour qu’il ne le finisse qu’avec effort. Il le fit passer avec une gorgée d’eau.
Amadiro l’observait avec un léger amusement.
— Vous devez comprendre, monsieur Baley, que les Aurorains sont des gens insolites. Comme tous les Spatiens en général, mais en ce moment je parle des Aurorains en particulier. Nous descendons des Terriens – ce que la plupart d’entre nous ne se rappellent pas volontiers – mais nous sommes auto-sélectionnés.
— Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur ?
— Les Terriens ont longtemps vécu sur une planète de plus en plus surpeuplée et se sont rassemblés dans des villes encore plus surpeuplées qui ont fini par devenir des ruches et des fourmilières, que vous appelez des Villes avec un grand V. Quelle espèce de Terriens, dans ces conditions, accepterait de quitter la Terre pour aller dans d’autres mondes déserts et hostiles, afin d’y construire de nouvelles villes à partir de rien ? De fonder des sociétés dont ils ne pourraient pas jouir de leur vivant sous leur forme achevée, de planter des arbres qui ne seraient encore que des plants à leur mort, pour ainsi dire ?