— Des gens sortant de l’ordinaire, je suppose.
— Tout à fait insolites. En particulier, des gens qui ne dépendent pas de la foule de leurs semblables au point de ne pas être capables d’affronter le vide. Des gens, même, qui préfèrent le vide, qui aimeraient travailler de leurs mains et résoudre les problèmes par eux-mêmes, plutôt que de se cacher dans la masse du troupeau et partager le fardeau, afin que le leur, personnel, soit plus léger. Des individualistes, monsieur Baley, des individualistes !
— Je comprends bien.
— Et c’est sur cela que notre société est fondée. Toutes les directions vers lesquelles les mondes spatiens se sont développés ont souligné davantage notre individualisme. Nous sommes fièrement humains, à Aurora, nous ne ressemblons pas aux moutons en troupeaux serrés de la Terre. Notez bien, monsieur Baley, que je n’emploie pas cette métaphore dans une intention péjorative. C’est simplement une société différente, que je ne puis admirer, mais que vous trouvez probablement idéale et rassurante.
— Quel rapport cela a-t-il avec la fondation de l’Institut, docteur Amadiro ?
— L’individualisme fier et sain a ses inconvénients. Les plus grands esprits, travaillant seuls même pendant des siècles, ne peuvent progresser rapidement, s’ils refusent de communiquer leurs découvertes. Un problème épineux peut retarder un savant d’un siècle, alors qu’un collègue peut avoir déjà la solution sans même se douter du problème qu’elle résout. L’Institut est donc une tentative pour introduire, au moins dans le domaine étroit de la robotique, une certaine communauté de pensée.
— Est-il possible que le problème particulièrement épineux auquel vous faites allusion soit celui de la construction du robot humaniforme ?
Les yeux d’Amadiro pétillèrent.
— Oui, c’est évident, n’est-ce pas ? Il y a trente-six ans que le nouveau système mathématique de Fastolfe, qu’il appelle l’analyse intersectionnelle, a rendu possible la conception de robots humaniformes, mais il a gardé ce système pour lui. Des années plus tard, quand tous les difficiles détails techniques furent aplanis, Sarton et lui ont appliqué leur théorie à la création, d’abord, de Daneel, puis de Jander, mais tous ces détails ont eux aussi été gardés secrets.
« La plupart des roboticiens haussaient les épaules et trouvaient cela naturel. Ils ne pouvaient qu’essayer, individuellement, d’aplanir les détails eux-mêmes. Moi, au contraire, j’ai été frappé par la possibilité d’un Institut où tous ces efforts seraient mis en commun. Ça n’a pas été facile de persuader d’autres roboticiens de l’utilité de ce projet, et de persuader la Législature de le subventionner, contre la redoutable opposition de Fastolfe, ni de persévérer durant des années d’efforts, mais nous avons fini par réussir.
— Pourquoi le Dr Fastolfe s’y opposait-il ?
— Par amour-propre pur et simple, pour commencer, et je n’ai rien à reprocher à cela, comprenez-vous. Nous avons tous de l’amour-propre, c’est bien normal. Cela fait partie de l’individualisme. Mais le point essentiel, c’est que Fastolfe se considère comme le plus grand roboticien de tous les temps et considère aussi le robot humaniforme comme sa réussite personnelle. Il ne veut pas que cette réussite soit imitée par un groupe de roboticiens, des individus anonymes comparés à lui-même. Je suppose qu’il considérait l’Institut comme une conspiration d’inférieurs destinée à affadir et déformer sa grande victoire.
— Vous dites que c’était la raison de son opposition « pour commencer ». Cela veut dire qu’il avait d’autres mobiles. Lesquels ?
— Il s’oppose aussi à l’utilisation que nous comptons faire des robots humaniformes.
— Quelle utilisation, docteur Amadiro ?
— Allons, allons, ne tournons pas autour du pot ! Le Dr Fastolfe vous a sûrement parlé des projets des globalistes pour la colonisation de la Galaxie.
— Oui, bien entendu, et d’ailleurs le Dr Vasilia m’a parlé des difficultés du progrès scientifique parmi les individualistes. Cela ne m’empêche cependant pas de vouloir entendre votre propre opinion en la matière. Et cela ne devrait pas vous empêcher de souhaiter me la donner. Par exemple, voulez-vous que j’accepte l’interprétation des plans des globalistes du Dr Fastolfe, en la jugeant objective et impartiale, et dans ce cas j’aimerais que vous le disiez. Ou préférez-vous me décrire ces projets à votre façon ?
— Si vous le présentez ainsi, monsieur Baley, vous ne me laissez aucun choix.
— Aucun, docteur Amadiro.
— Très bien. Je… nous, devrais-je dire, car les membres de l’Institut sont tous du même avis, nous envisageons l’avenir et nous souhaitons voir l’humanité ouvrir de plus en plus de nouvelles planètes à la colonisation. Mais nous ne voulons pas que le processus d’auto-sélection détruise les autres planètes ou les rende moribondes comme dans le cas – pardonnez-moi – de la Terre. Nous ne voulons pas que les nouvelles planètes prennent le meilleur de nous en laissant la lie. Vous le comprenez, n’est-ce pas ?
— Continuez, je vous en prie.
— Dans une société robotisée, comme la nôtre, la solution facile est d’envoyer des robots comme colons. Les robots construiront la société et le monde et ensuite nous pourrons tous suivre, plus tard, sans sélection, car le nouveau monde sera aussi confortable et bien adapté à nous-mêmes que l’étaient les anciens. Si bien que nous pourrons, si j’ose dire, émigrer dans de nouveaux mondes sans quitter le nôtre.
— Les robots ne vont-ils pas créer des mondes-robots, plutôt que des mondes humains ?
— Précisément, si nous envoyons des robots qui ne sont que des robots. Nous avons cependant l’occasion d’envoyer des robots humaniformes, comme Daneel, qui en créant des mondes pour eux-mêmes créeront automatiquement des mondes pour nous. Le Dr Fastolfe s’y oppose. Il aime cette idée d’êtres humains taillant un nouveau monde dans une planète inconnue et hostile, il ne voit pas que l’effort pour y parvenir reviendrait non seulement très cher en vies humaines, mais créerait aussi un monde façonné par des événements catastrophiques qui ne ressemblerait en rien aux mondes que nous connaissons.
— Comme les mondes spatiens d’aujourd’hui sont différents de la Terre et les uns des autres ?
Amadiro, un instant, perdit sa jovialité et devint songeur.
— A vrai dire, monsieur Baley, vous soulevez là un point important. Je ne parle que pour les Aurorains. Les mondes spatiens sont certes différents les uns des autres et je ne les aime guère, dans l’ensemble. Il est clair à mes yeux – mais je puis être de parti pris – qu’Aurora, le plus ancien de tous, est aussi le meilleur et le mieux réussi. Je ne veux pas de toute une variété de nouveaux mondes dont quelques-uns seulement auront réellement de la valeur. Je veux de nombreux Aurora, d’innombrables millions d’Aurora, et pour cette raison, je veux de nouveaux mondes taillés sur le modèle d’Aurora avant que des êtres humains y aillent. C’est pourquoi nous nous sommes baptisés « globalistes », incidemment. Nous nous intéressons à ce globe-ci, le nôtre, Aurora, et à nul autre.
— N’accordez-vous aucune valeur à la diversité, docteur Amadiro ?
— Si toutes les variétés sont également bonnes, peut-être ont-elles de la valeur, mais si certaines, ou la majorité, sont inférieures, quel bénéfice y aurait-il pour l’humanité ?