— Quand commencerez-vous ces travaux ?
— Quand nous aurons les robots humaniformes pour les effectuer. Jusqu’à présent, il n’y avait que les deux de Fastolfe et il en a détruit un, laissant Daneel comme unique spécimen.
Tout en parlant, le roboticien détourna brièvement les yeux vers Daneel.
— Et quand aurez-vous les robots humaniformes ?
— Difficile à dire. Nous n’avons pas encore rattrapé le Dr Fastolfe.
— Même s’il est tout seul alors que vous êtes nombreux ?
Les épaules d’Amadiro se voûtèrent légèrement.
— Vos sarcasmes ne m’atteignent pas. Fastolfe nous devançait de loin, pour commencer, et il a continué d’avancer alors que l’Institut n’était encore et pour longtemps qu’à l’état d’embryon. Nous ne travaillons réellement que depuis deux ans. D’ailleurs, il faudra non seulement que nous rattrapions Fastolfe mais que nous le dépassions. Daneel est un bon produit mais il n’est qu’un prototype, et il n’est pas totalement satisfaisant.
— De quelle façon les robots humaniformes doivent-ils être améliorés, pour être meilleurs que Daneel ?
— Ils doivent être encore plus humains, évidemment. Il doit y en avoir des deux sexes, et il doit y avoir l’équivalent d’enfants. Nous avons besoin d’un étalement des générations, pour qu’une société suffisamment humaine soit construite sur les planètes.
— Je crois entrevoir les difficultés, docteur.
— Je n’en doute pas. Elles sont nombreuses. Quelles difficultés entrevoyez-vous, monsieur Baley ?
— Si vous produisez des robots si bien humaniformes qu’ils créeront une société humaine, et s’ils sont produits selon un étalement des générations, et des deux sexes, comment allez-vous les distinguer des êtres humains ?
— Vous croyez que ça a de l’importance ?
— Cela pourrait en avoir. Si ces robots sont trop humains, ils risquent de se fondre dans la société auroraine, de faire partie de groupes familiaux humains, et risquent de ne pas être aptes à servir de pionniers.
Cela fit rire Amadiro.
— Cette pensée vous est manifestement venue à cause de l’attachement de Gladïa Delamarre pour Jander. Vous voyez que je suis au courant de votre interrogatoire de cette femme, d’après mes conversations avec Gremionis et avec le Dr Vasilia. Je vous rappelle que Gladïa est solarienne et que son idée de ce qu’est un mari n’est pas nécessairement auroraine.
Je ne pensais pas à elle en particulier. Je pensais que la sexualité, à Aurora, est interprétée dans son sens le plus large et que les robots sont tolérés, déjà aujourd’hui, comme partenaires sexuels, alors que ces robots ne sont qu’approximativement humaniformes. Si vous ne pouvez réellement pas distinguer un robot d’un être humain…
— Il y a la question des enfants. Les robots ne peuvent pas en avoir.
— Mais cela soulève un autre point. Les robots devront avoir la vie longue, puisque la fondation d’une société peut durer des siècles.
— Oui, certainement et, de toute façon, ils doivent avoir une longue vie pour ressembler aux Aurorains.
— Et les enfants… Ils auront une longue vie, eux aussi ?
Amadiro ne répondit pas. Baley insista :
— Il y aura des enfants-robots artificiels qui ne vieilliront jamais, ils ne deviendront jamais adultes, ils ne mûriront jamais. Il me semble que cela créera un élément suffisamment non humain pour jeter le doute sur la nature de la société.
Amadiro soupira.
— Vous êtes perspicace, monsieur Baley. C’est effectivement notre intention de trouver un moyen qui permette aux robots de produire des bébés capables, d’une façon ou d’une autre, de grandir et de devenir adultes… du moins assez longtemps pour établir la société que nous voulons.
— Et ensuite, quand les êtres humains arriveront, les robots seront rendus à leur nature, et retrouveront un comportement plus robotique ?
— Peut-être… si cela paraît souhaitable.
— Et cette production de bébés ? De toute évidence, il vaudrait mieux que le système utilisé soit le plus proche de l’humain que possible, n’est-ce pas ?
— Sans doute.
— Rapports sexuels, fécondation, accouchement ?
— C’est possible.
— Et si ces robots fondent une société si humaine qu’elle ne se distingue pas de celle des hommes, alors, quand les véritables êtres humains arriveront, est-ce que les robots ne risquent pas de protester contre l’invasion de ces immigrés, et de les chasser ? Ne vont-ils pas traiter les Aurorains comme vous traitez vous-mêmes les Terriens ?
— Mais les robots seraient encore tenus par les Trois Lois !
— Les Trois Lois stipulent que les robots ne doivent pas faire de mal aux êtres humains et doivent leur obéir.
— Précisément.
— Et si les robots sont si proches des êtres humains qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des êtres humains qui doivent être protégés et à qui on doit obéir ? Ils pourraient, très vraisemblablement, se placer au-dessus des immigrants.
— Mon bon monsieur Baley, pourquoi vous inquiétez-vous tant de tout cela ? Cela se passera dans un lointain avenir. On aura trouvé des solutions, à mesure que se feront les progrès et à mesure que nous comprendrons, grâce aux observations, ce que sont vraiment les problèmes.
— Il est possible, docteur Amadiro, que les Aurorains n’approuvent guère ce que vous projetez, une fois qu’ils auront compris ce que c’est. Ils risquent de préférer le point de vue du Dr Fastolfe.
— Vraiment ? Le Dr Fastolfe estime que si les Aurorains ne peuvent pas coloniser de nouvelles planètes eux-mêmes et sans l’aide des robots, alors les Terriens devraient être autorisés à le faire.
— Il me semble que c’est le bon sens même.
— Parce que vous êtes un Terrien. Je vous assure que les Aurorains ne trouveraient pas du tout agréable que des Terriens grouillent partout dans les nouveaux mondes, construisent de nouvelles ruches et forment une espèce d’empire galactique avec leurs trillions et quadrillions et réduisent les mondes spatiens à quoi ? A l’insignifiance, au mieux, et à l’extinction, au pire.
— Mais l’autre choix est une multitude de mondes de robots humaniformes, construisant des sociétés quasi humaines sans accueillir parmi eux de véritables êtres humains. Ils créeraient progressivement un empire galactique robotique, réduisant les mondes spatiens à l’insignifiance au mieux ou à l’extinction au pire. Les Aurorains préféreraient sûrement un empire galactique humain à un empire robotique !
— Comment pouvez-vous en être si certain, monsieur Baley ?
— Cette certitude me vient de la forme que prend maintenant votre société. On m’a dit, pendant mon vol vers Aurora, qu’il n’existait ici aucune ségrégation entre les robots et les êtres humains mais c’est manifestement faux. C’est peut-être un idéal, que les Aurorains eux-mêmes croient avoir réalisé et dont ils se flattent, mais ce n’est pas vrai.
— Vous êtes ici depuis… quoi ? Moins de deux jours, et vous pouvez déjà le voir ?
— Oui, docteur Amadiro. C’est sans doute précisément parce que je suis un étranger que je le vois plus clairement. Je ne suis pas aveuglé par les usages et les idéaux. Les robots n’ont pas le droit d’entrer dans les Personnelles, par exemple, et c’est là une ségrégation évidente. Cela permet aux êtres humains d’avoir un endroit où ils sont seuls. Par ailleurs, vous et moi sommes confortablement assis, alors que les robots restent debout dans leurs niches, comme vous le voyez, dit Baley en tendant un bras vers Daneel. C’est une autre forme de ségrégation. Je crois que les êtres humains, même les Aurorains, voudront toujours établir une distinction et préserver leur propre humanité.