— Ahurissant !
— Cela n’a rien d’ahurissant, docteur. Vous avez perdu. Même si vous réussissez à faire croire à tout Aurora que le Dr Fastolfe a détruit Jander, même si vous réduisez Fastolfe à l’impuissance politique, même si vous obtenez de la Législature et du peuple aurorain qu’ils approuvent votre projet de colonisation par des robots, vous n’aurez fait que gagner du temps. Dès que les Aurorains comprendront toutes les implications de votre plan, ils se retourneront contre vous. Il vaudrait donc mieux, dans ces conditions, que vous mettiez fin à votre campagne contre le Dr Fastolfe et que vous le rencontriez, pour mettre au point un compromis par lequel la colonisation des nouveaux mondes par les Terriens pourra être organisée de manière à ne représenter aucune menace pour Aurora, ni pour les mondes spatiens en général.
— Ahurissant, monsieur Baley, répéta le docteur Amadiro.
— Vous n’avez pas le choix !
Amadiro répondit nonchalamment et d’un air amusé :
— Quand je dis que vos réflexions sont ahurissantes, je ne veux pas parler de vos déclarations elles-mêmes, mais du simple fait que vous les profériez, en vous imaginant qu’elles valent quelque chose.
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Baley regarda Amadiro prendre la dernière pâtisserie et mordre dedans avec une satisfaction évidente.
— Délicieux, dit le roboticien. Mais j’aime un peu trop les bonnes choses. Voyons, où en étais-je ?… Ah oui ! monsieur Baley, croyez-vous avoir découvert un secret ? Que je vous ai révélé quelque chose que notre monde sait pas encore ? Que mes plans sont dangereux mais que je les expose à tous les nouveaux venus ? Vous devez penser que si je vous parle assez longtemps, je finirai par laisser échapper quelque sottise dont vous pourrez profiter. Soyez assuré que cela ne m’arrivera pas. Mes projets de robots encore plus humaniformes, de familles-robots, d’une culture aussi humaine que possible, sont tous bien connus. Ils sont enregistrés et à la disposition de la Législature et de tous ceux qui sont intéressés.
— Est-ce que le grand public les connaît ?
— Probablement pas. Le grand public a ses propres priorités et s’intéresse davantage à son prochain repas, à la nouvelle émission en hypervision, au prochain match de cosmo-polo qu’au prochain siècle ou au prochain millénaire. Mais le grand public sera aussi heureux d’accepter mes projets que l’élite intellectuelle qui les connaît déjà. Ceux qui s’y opposeront ne seront pas assez nombreux pour avoir de l’importance.
— En êtes-vous bien certain ?
— Chose curieuse, oui. J’ai peur que vous ne compreniez pas, hélas ! l’intensité de l’animosité des Aurorains, et des Spatiens en général, contre les Terriens. Je ne partage pas ces sentiments, notez bien, et je me sens tout à fait à l’aise avec vous, par exemple. Je n’ai pas cette peur primitive de la contamination, je n’imagine pas que vous sentez mauvais, je ne vous attribue pas toutes sortes de traits de caractère que je juge offensants, je ne pense pas que vous et vos semblables complotiez pour nous tuer ou nous voler nos biens… mais l’immense majorité des Aurorains nourrit ces préjugés. Ce n’est peut-être pas toujours conscient et les Aurorains peuvent être très polis avec des Terriens individuels qui leur paraissent inoffensifs, mais mettez-les à l’épreuve et vous verrez émerger toute la haine et tous les soupçons. Dites-leur que les Terriens grouillent dans de nouveaux mondes et vont s’emparer de la Galaxie, et ils réclameront à grands cris la destruction de la Terre plutôt que de lui permettre une chose pareille.
— Même si l’unique autre choix est une société-robot ?
— Certainement. Vous ne comprenez pas non plus ce que nous éprouvons à l’égard des robots. Nous sommes familiers avec eux. Nous sommes à l’aise avec eux. Ils sont nos amis.
— Non. Ils sont vos serviteurs. Vous vous sentez supérieurs et vous êtes à l’aise avec eux uniquement tant que cette supériorité reste établie. Si vous êtes menacés par un renversement de la situation, s’ils deviennent vos supérieurs, vous réagirez avec horreur.
— Vous jugez en vous fondant sur la réaction des Terriens.
— Non. Vous les tenez à l’écart des Personnelles. C’est un signe.
— Ils n’ont que faire de ces endroits. Ils ont leurs propres commodités pour se laver et ils n’excrètent pas. Naturellement, ils ne sont pas vraiment humaniformes. S’ils l’étaient, nous ne ferions peut-être pas cette distinction.
— Vous les craindriez encore plus.
— Vraiment ? C’est ridicule ! répliqua Amadiro. Craignez-vous Daneel ? Si je peux me fier à cette fameuse émission, mais j’avoue que je n’y crois guère, vous vous êtes pris d’une considérable affection pour Daneel. Vous en éprouvez en ce moment, n’est-ce pas ?
Le silence de Baley fut éloquent et Amadiro profita de son avantage.
— En ce moment, cela ne vous fait rien que Giskard soit là debout, silencieux et sans réaction, dans une alcôve, mais je vois bien, à de petits gestes, de menus détails de langage corporel, que cela vous gêne que Daneel soit là aussi de la même façon. Vous le sentez trop humain, d’aspect, pour être traité comme un robot. Vous ne le craignez pas davantage parce qu’il a l’air humain.
— Je suis un Terrien. Nous avons des robots, mais pas une culture robotisée. Vous ne pouvez pas juger à partir de mon cas personnel.
— Et Gladïa, qui préférait Jander à des êtres humains…
— Elle est solarienne. C’est un mauvais exemple aussi.
— Sur quel exemple vous fondez-vous donc pour juger ? Vous tâtonnez, c’est tout. Pour moi, il paraît évident que si un robot était suffisamment humain, il serait accepté comme un être humain. Est-ce que vous me demandez de prouver que je ne suis pas un robot ? J’ai l’air humain et cela vous suffit. A la fin, peu nous importera qu’un nouveau monde soit colonisé par des Aurorains humains de fait ou d’apparence, si personne ne peut distinguer la différence. Mais – humains ou robots – les colons seront entièrement et tous aurorains, pas terriens.
L’assurance de Baley vacilla. Il dit, sans conviction :
— Et si vous ne parvenez jamais à construire des robots humaniformes ?
— Pourquoi n’y parviendrions-nous pas ? Notez bien que je dis « nous ». Nous sommes nombreux dans cette affaire.
— Il se peut que, même nombreuses, des médiocrités ne s’additionnent pas pour donner un génie.
— Nous ne sommes pas des médiocres, rétorqua sèchement Amadiro. Fastolfe trouvera peut-être profitable un jour de se joindre à nous.
— Je ne le crois pas.
— Moi si. Cela ne va pas lui plaire d’être sans aucun pouvoir dans la Législature, et quand nos projets de colonisation de la Galaxie avanceront, quand il verra que son opposition ne nous arrête pas, il se joindra à nous. Sinon, il ne serait pas humain.
— Je ne crois pas que vous gagnerez, dit Baley.
— Parce que vous imaginez que votre enquête va innocenter Fastolfe, m’impliquer, peut-être, moi ou un autre ?
— Peut-être, dit Baley en désespoir de cause. Amadiro secoua la tête.
— Mon ami, si je pensais que ce que vous pouvez faire risque de ruiner mes projets, serais-je assis là et attendrais-je tranquillement ma destruction ?
— Vous n’êtes pas tranquille. Vous faites tout ce que vous pouvez pour que cette enquête échoue. Pourquoi agir de cette manière si vous êtes sûr que rien de ce que je peux faire ne compromettra vos plans ?