— Eh bien… Vous pouvez me gêner en démoralisant certains membres de cet Institut. Vous ne pouvez pas être dangereux, mais vous pouvez être agaçant et je ne veux pas de ça non plus. Donc, si je peux, je me débarrasserai du sujet d’agacement… mais je le ferai d’une manière raisonnable, en douceur même. Si vous étiez réellement dangereux…
— Que feriez-vous dans ce cas, docteur Amadiro ?
— Je pourrais vous faire emprisonner jusqu’à votre expulsion. Je ne crois pas que les Aurorains en général s’inquiéteraient beaucoup de ce que je ferais à un Terrien.
— Vous cherchez à m’impressionner mais ça ne marchera pas. Vous savez très bien que vous ne pouvez pas lever la main sur moi en présence des mes robots.
— Vous ne vous doutez donc pas que j’ai cent robots à portée de voix ? Que pourraient faire alors les vôtres ?
— Vos cent robots ne pourraient me faire de mal. Ils ne savent pas distinguer les Terriens des Aurorains. Je suis un être humain, selon l’acception des Trois Lois.
— Ils pourraient vous immobiliser, sans vous faire de mal, pendant que vos robots seraient détruits.
— Non, absolument pas. Giskard vous entend et si vous faites un mouvement pour appeler vos robots, c’est vous qui serez immobilisé par Giskard. Il agit très rapidement et, à ce moment, vos robots seront impuissants, même si vous réussissez à les appeler. Ils comprendront que le moindre geste contre moi provoquerait une blessure pour vous.
— Vous voulez dire que Giskard me ferait du mal ?
— Pour me protéger ? Certainement. Il vous tuerait, si c’était absolument nécessaire.
— Vous ne parlez pas sérieusement !
— Si, répliqua Baley. Daneel et Giskard ont reçu l’ordre de me protéger. La Première Loi, dans ce cas, a été renforcée, avec toute l’habileté que le Dr Fastolfe peut consacrer à la tâche, pour me concerner, moi particulièrement. On ne me l’a pas dit carrément, mais je sais pertinemment que c’est vrai. Si mes robots doivent choisir entre le mal pour vous ou le mal pour moi, tout Terrien que je suis, il leur sera facile de choisir de vous faire du mal, à vous. Vous devez certainement savoir que le Dr Fastolfe ne serait pas très empressé à assurer votre sauvegarde.
Amadiro rit tout bas, puis il sourit.
— Je suis sûr que vous avez parfaitement raison, en tout point, monsieur Baley, mais je suis très heureux de vous l’entendre dire. Vous savez, mon bon monsieur, que j’enregistre cette conversation aussi – je vous en ai averti tout de suite – et je m’en félicite. Il est possible que le Dr Fastolfe efface la dernière partie de cette conversation mais pas moi, je vous le garantis. Il est clair, d’après ce que vous venez de me dire, qu’il est tout prêt à imaginer un moyen robotique de me faire du mal – et même de me tuer s’il peut y arriver –, alors que rien, dans cette conversation, ou dans n’importe quelle autre, ne permet de dire que je médite de lui faire physiquement du mal, d’une façon ou d’une autre, ni même à vous. Alors, de nous deux, qui est le méchant, monsieur Baley ?… Je pense que vous l’avez établi et je crois donc que c’est le parfait moment pour mettre fin à cette entrevue.
Amadiro se leva, toujours souriant, et Baley l’imita presque machinalement.
— Un dernier mot, cependant, monsieur Baley. Cela n’a rien à voir avec notre petit contretemps, ici à Aurora, celui de Fastolfe et le mien. Plutôt avec votre propre problème.
— Mon problème ?
— Le problème de la Terre, devrais-je dire. Vous êtes très anxieux de sauver ce pauvre Fastolfe de sa folie, parce que vous pensez que cela donnera à votre planète une chance d’expansion… Ne vous illusionnez pas. Vous vous trompez absolument, vous êtes cul-dessus-dessous, pour employer une expression plutôt triviale découverte dans certains des romans historiques de votre planète.
— Je ne la connais pas, dit Baley d’un air pincé.
— J’entends par là que vous renversez la situation. Voyez-vous, quand mon point de vue se sera imposé à la Législature – et vous remarquerez que je dis « quand » et non « si » –, la Terre sera forcée de rester dans son propre petit système planétaire, je l’avoue, mais en réalité ce sera un mal pour un bien. Aurora aura des perspectives d’expansion, d’établissement d’un empire infini… Si à ce moment nous savons que la Terre ne sera jamais que la Terre et rien de plus, en quoi nous inquiétera-t-elle ? Avec la Galaxie à notre disposition, nous abandonnerons volontiers aux Terriens leur petit monde. Nous serons même disposés à rendre la Terre aussi confortable que possible pour sa population.
» D’un autre côté, si les Aurorains font ce que demande Fastolfe et permettent aux Terriens d’aller explorer et coloniser, nous serons bientôt de plus en plus nombreux à comprendre que la Terre va s’emparer de la Galaxie, que nous serons encerclés, investis, condamnés à dépérir et à mourir. A ce moment, je ne pourrai plus rien faire. Mes sentiments bienveillants envers les Terriens ne seront pas capables de résister au déferlement général de méfiance et de préjugés et ce sera alors très mauvais pour la Terre.
» Donc, monsieur Baley, si vous avez un réel et sincère souci de votre peuple, vous devriez vivement souhaiter, au contraire, que Fastolfe ne réussisse pas à imposer à cette planète son projet très mal inspiré. Vous devriez être mon solide allié. Réfléchissez. Et j’ajouterai ceci : je parle, je vous l’assure, par très sincère amitié, pour vous et pour votre planète.
Amadiro souriait toujours aussi largement, mais maintenant c’était vraiment un sourire de loup.
55
Baley et ses robots suivirent Amadiro hors de la pièce et le long d’un corridor.
Le roboticien s’arrêta devant une porte discrète.
— Voudriez-vous profiter des commodités avant de partir ? proposa-t-il.
Baley fut un instant dérouté, car il ne comprenait pas. Puis il se rappela la formule désuète qu’Amadiro avait dû glaner au cours de ses lectures de romans historiques.
— Un très ancien général, dont j’ai oublié le nom, a dit un jour, songeant aux terribles exigences des affaires militaires : « Ne refusez jamais une occasion de pisser. »
Amadiro sourit largement.
— Excellent conseil. Tout aussi bon que le conseil que je vous ai donné de réfléchir sérieusement à ce que j’ai dit… Mais je vous vois hésiter malgré tout. Vous ne pensez tout de même pas que je vous tends un piège ? Croyez-moi, je ne suis pas un barbare. Vous êtes ici mon invité et, pour cette seule raison, vous êtes en parfaite sécurité.
— Si j’hésite, c’est parce que je m’interroge, je me demande s’il est bienséant que j’utilise vos… euh… commodités, alors que je ne suis pas aurorain.
— Ridicule, mon cher Baley. Vous n’avez pas le choix. Nécessité n’a point de loi. Utilisez, utilisez, je vous en prie. Que ce soit le symbole de ma libération de tous les préjugés aurorains, le signe que je ne veux que du bien à la Terre et à vous.
— Pourriez-vous faire plus encore ?
— En quel sens ?
— Pourriez-vous me montrer que vous êtes réellement au-dessus du préjugé de cette planète contre les robots…
— Il n’y a aucun préjugé contre les robots, trancha vivement le roboticien.
Baley hocha gravement la tête, comme pour acquiescer, et termina sa phrase :
— … en leur permettant d’entrer dans la Personnelle avec moi ? Je me suis si bien habitué à leur présence que, sans eux, je me sens mal à l’aise.
Un instant, Amadiro parut choqué, mais il se ressaisit et dit d’assez mauvaise grâce :