— Naturellement, monsieur Baley.
— Cependant, la personne qui s’y trouve déjà pourrait élever de sérieuses objections. Je ne voudrais pas causer de scandale.
— Il n’y a là personne. C’est une Personnelle d’une place seulement et si elle était occupée en ce moment, un signal l’indiquerait.
— Merci, docteur Amadiro, dit Baley en ouvrant la porte. Giskard, entre, s’il te plaît.
Giskard hésita visiblement mais ne protesta pas et obéit. Sur un geste de Baley, Daneel le suivit mais en franchissant le seuil, il prit Baley par le bras et le tira à l’intérieur.
Tandis que la porte se refermait derrière lui, Baley dit à Amadiro :
— Je n’en ai pas pour longtemps. Je vous remercie d’avoir permis ceci.
Il entra dans la pièce avec autant d’insouciance qu’il le put, mais en éprouvant toutefois une crispation au creux de l’estomac. N’allait-il pas trouver là une surprise désagréable ?
56
La Personnelle était vide. Il n’y avait même pas grand-chose à examiner. Elle était beaucoup plus petite que celle de l’établissement de Fastolfe.
Baley finit par remarquer que Daneel et Giskard se tenaient côte à côte, silencieux, adossés à la porte comme s’ils s’efforçaient de pénétrer le moins possible dans la pièce.
Il essaya de parler normalement mais une sorte de vague croassement sortit de sa gorge. Il toussota, trop bruyamment, et réussit à dire :
— Vous pouvez entrer, tous les deux. Et tu n’as pas besoin de garder le silence, Daneel.
Daneel avait été sur la Terre ; il connaissait le tabou interdisant toute conversation dans les Personnelles. Il porta un doigt à ses lèvres.
— Je sais, je sais, dit Baley, mais oublie ça. Si Amadiro peut oublier le tabou aurorain contre les robots dans les Personnelles, je peux bien oublier le tabou terrien interdisant d’y parler.
— Cela ne va-t-il pas vous mettre mal à l’aise, camarade Elijah ? demanda Daneel à voix basse.
— Pas le moins du monde, affirma Baley sur un ton normal.
(En réalité, c’était différent de parler à Daneel… un robot. Le son d’une voix, de la parole dans une pièce telle que celle-ci où, à vrai dire, aucun être humain n’était présent, était moins scandaleux qu’il aurait pu l’être. Ce n’était même pas scandaleux du tout, avec seulement des robots présents, si humaniforme que pût être l’un d’eux. Baley ne pouvait l’affirmer cependant. Si Daneel n’avait pas de sentiments qu’un être humain était capable de blesser, Baley en avait pour lui.)
Baley pensa alors à autre chose et il eut la nette impression d’être un parfait imbécile. Il baissa la voix à son tour.
— Ou bien conseilles-tu le silence parce qu’il peut y avoir un système d’écoute ? chuchota-t-il et, pour le dernier mot, il se contenta de remuer simplement les lèvres.
— Si vous voulez dire, camarade Elijah, que des personnes en dehors de cette pièce peuvent percevoir ce qui est dit à l’intérieur par l’un ou l’autre système, c’est tout à fait impossible.
— Pourquoi, impossible ?
La chasse d’eau s’actionna d’elle-même, avec une efficacité rapide et silencieuse, et Baley s’approcha du lavabo.
— Sur Terre, dit Daneel, le surpeuplement des Villes rend toute intimité impossible. Il va de soi d’écouter les autres et employer un système pour rendre l’écoute meilleure peut sembler naturel. Si un Terrien souhaite ne pas être entendu, il n’a qu’à ne pas parler. C’est pourquoi le silence est si fortement imposé quand il existe un semblant d’intimité, comme dans cette pièce même que vous appelez Personnelle.
« A Aurora, d’autre part, comme dans tous les mondes spatiens, l’intimité est l’essence même de la vie et on la juge extrêmement précieuse. Vous vous souvenez de Solaria, et à quelles extrémités pathologiques elle atteint là-bas. Mais même à Aurora, qui n’est pas Solaria, chaque être humain est isolé et protégé des autres par une sorte d’extension de l’espace qui est inconcevable sur la Terre, et par, en plus, un rempart de robots. Violer cette intimité est un acte inimaginable.
— Tu veux dire que ce serait un crime d’installer un système d’écoute dans cette pièce ? demanda Baley.
— Bien pire, camarade Elijah. Ce ne serait pas l’acte d’un gentleman aurorain civilisé.
Baley regarda autour de lui. Daneel, se méprenant sur le mouvement, détacha une serviette d’un distributeur qui n’était peut-être pas immédiatement apparent aux yeux d’un Terrien peu habitué à ces lieux, et la tendit à Baley.
Baley la prit, mais ce n’était pas ce qu’il avait cherché. Ses yeux guettaient un micro clandestin car il avait du mal à croire que l’on renoncerait à une astuce sous prétexte qu’elle ne serait pas digne d’un être civilisé. Mais, comme il s’en doutait un peu, il chercha en vain. D’ailleurs, il n’aurait pas été capable de reconnaître un micro aurorain, même s’il y en avait eu un. Dans cette civilisation inconnue, il ne savait pas ce qu’il cherchait au juste.
Il suivit alors le cours d’autres pensées méfiantes qui le tourmentaient.
— Dis-moi, Daneel, puisque tu connais les Aurorains mieux que moi, pourquoi penses-tu qu’Amadiro prend ainsi des gants avec moi ? Il me parle à loisir. Il me raccompagne à la porte. Il m’offre l’usage de cette pièce, ce que Vasilia n’aurait jamais fait. Il a l’air d’avoir tout le temps du monde à me consacrer. Par politesse ?
— Beaucoup d’Aurorains se flattent de leur politesse. Il se peut que ce soit le cas d’Amadiro. Il a souligné plusieurs fois, avec insistance, qu’il n’était pas un barbare.
— Autre question. Pourquoi penses-tu qu’il ait consenti à ce que Giskard et toi m’accompagnent ici dans cette pièce ?
— Il me semble que c’est pour dissiper votre soupçon qu’il pourrait y avoir un piège ici.
— Mais pourquoi s’est-il donné cette peine ? Parce qu’il craignait que j’éprouve une anxiété inutile ?
— Ce doit être encore le geste de courtoisie d’un Aurorain civilisé, je suppose.
Baley secoua la tête.
— Ma foi, s’il y a ici un système d’écoute et si Amadiro m’entend, tant pis. Je ne le considère pas comme un Aurorain civilisé. Il a clairement laissé entendre que si je ne renonçais pas à cette enquête, il veillerait à ce que la Terre, dans son ensemble, en souffre. Est-ce l’acte d’un civilisé ? Ou d’un maître chanteur brutal ?
— Un Aurorain trouve peut-être nécessaire de proférer des menaces mais il le fait d’une manière courtoise.
— Comme l’a fait Amadiro. C’est donc la manière et non la substance des propos qui marque le gentleman. Mais aussi, Daneel, tu es un robot et par conséquent tu ne peux réellement pas critiquer un être humain, n’est-ce pas ?
— J’aurais du mal à le faire. Mais puis-je poser une question, camarade Elijah ? Pourquoi avez-vous demandé la permission de faire entrer l’Ami Giskard et moi ici ? Il m’a semblé, plus tôt, que vous n’aimiez pas vous croire en danger. Jugez-vous maintenant que vous n’êtes pas en sécurité, sauf en notre présence ?
— Non, pas du tout, Daneel. Je suis tout à fait convaincu de ne pas être en danger et je ne le pensais pas avant.
— Cependant, camarade Elijah, quand vous êtes entré vous aviez une attitude nettement soupçonneuse. Vous avez tout fouillé.
— Naturellement ! Je dis que je ne suis pas en danger mais je ne dis pas qu’il n’y a pas de danger.
— Je ne vois pas très bien la différence, camarade Elijah.
— Nous parlerons de ça plus tard, Daneel. Je ne suis pas encore tout à fait persuadé qu’il n’y a ici aucun système d’écoute.