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De l’eau tombait du ciel, à torrents. Baley, épouvanté, vit un éclair de lumière aveuglante zébrer le ciel et puis le grondement se refit entendre, cette fois avec un grand fracas d’explosion, comme si cette vive lumière avait déchiré les nuages pour en laisser échapper ce bruit horrible.

Baley tourna les talons et rebroussa chemin de toute la vitesse de ses jambes, en gémissant.

XV. Daneel et Giskard

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Baley sentit la poigne solide de Daneel sur le haut de son bras, près de l’épaule. Il s’arrêta et s’efforça de maîtriser ses gémissements puérils, mais continua de trembler.

Daneel lui dit, avec un respect infini :

— Camarade Elijah, c’est un orage… attendu… prédit… normal.

— Je le sais, souffla Baley.

Oui, il le savait. Les orages avaient été longuement décrits dans les livres qu’il avait lus, romans ou documents. Il en avait vu en photographie et en hypervision, avec le bruit et tout.

Mais la réalité, cependant (le son et le spectacle réels), n’avait jamais pénétré dans les entrailles de la Ville et jamais de sa vie il n’avait assisté à pareil phénomène.

Malgré tout ce qu’il savait – intellectuellement – des orages, il était viscéralement incapable d’affronter leur réalité. En dépit des descriptions, des collections de mots, de ce qu’il avait vu sur de petites illustrations et des écrans, entendu par des enregistrements, en dépit de tout cela, il n’avait jamais imaginé que les éclairs étaient aussi aveuglants et s’étiraient en travers du ciel tout entier, que le son était aussi grave et vibrant ni qu’il se répercutait ainsi, que tout était si soudain, que la pluie tombait ainsi comme d’une cuvette renversée, inlassablement.

— Je ne peux pas sortir là-dedans, marmonna-t-il d’une voix désespérée.

— Ce ne sera pas la peine, dit gentiment Daneel. Giskard va aller chercher l’aéroglisseur. Il l’amènera juste devant la porte. Vous ne recevrez pas une goutte de pluie.

— Pourquoi ne pas attendre que cela cesse ?

— Ce ne serait pas souhaitable, camarade Elijah. Il va certainement continuer de pleuvoir, au moins un peu, jusqu’après minuit, et si le Président arrive demain matin, comme l’a laissé entendre le Dr Amadiro, il serait infiniment préférable de passer la soirée en consultation avec le Dr Fastolfe.

Baley se força à faire demi-tour et regarda Daneel dans les yeux. Ils lui parurent très soucieux, mais il pensa tristement que ce n’était là que son interprétation personnelle. Les robots n’avaient pas de sentiments, rien que des impulsions positroniques imitant ces sentiments. (Et peut-être les êtres humains n’avaient-ils pas de sentiments non plus, rien que des impulsions nerveuses interprétées comme des sentiments.)

Il s’aperçut vaguement qu’Amadiro n’était plus là.

— Amadiro m’a retardé sciemment, dit-il, en me conduisant à la Personnelle, en me distrayant par son bavardage oiseux, en empêchant Giskard et toi de l’interrompre et de m’avertir de l’orage. Il a même essayé de me persuader de visiter les lieux et de dîner avec lui. Il n’a bronché qu’au bruit de l’orage. C’était ce qu’il attendait.

— On le dirait. Et si l’orage vous retient ici maintenant, ce sera exactement ce qu’il espère.

Baley respira profondément.

— Tu as raison. Je dois partir… vaille que vaille.

A contrecœur, Baley fit un pas vers la porte, restée ouverte, encadrant encore un paysage gris foncé noyé de pluie battante. Encore un pas… puis un autre, en s’appuyant lourdement sur Daneel.

Giskard attendait patiemment sur le seuil.

Baley s’arrêta et ferma les yeux un moment. Puis il dit à voix basse, en parlant plus à lui-même qu’à Daneel :

— Il faut que j’y aille…

Et il avança encore d’un pas.

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— Vous sentez-vous bien, monsieur ? demanda Giskard.

C’était une question idiote, dictée par la programmation du robot, pensa Baley. Mais au moins ce n’était pas pire que les questions posées par des êtres humains, parfois follement hors de propos et programmées par l’étiquette.

— Oui, répondit-il d’une voix qu’il essayait – en vain – d’élever mais qui ne fut qu’un chuchotement rauque.

C’était une réponse inutile à une sotte question car Giskard, tout robot qu’il était, voyait bien que Baley se sentait très mal et que sa réponse était un mensonge flagrant.

Elle fut cependant acceptée et cela libéra Giskard pour la suite. Il dit :

— Je vais maintenant aller chercher l’aéroglisseur et je l’amènerai à la porte.

— Est-ce qu’il marchera, avec toute… toute cette eau, Giskard ?

— Oui, monsieur. Cette pluie n’est pas anormale.

Le robot partit en marchant posément sous l’averse.

Les éclairs scintillaient presque continuellement et le tonnerre n’était qu’un grondement incessant s’élevant toutes les quelques minutes en un crescendo fracassant.

Pour la première fois de sa vie, Baley se surprit à envier un robot. Pouvoir marcher ainsi, être indifférent à l’eau, au bruit, aux éclairs, être capable d’ignorer l’environnement et jouir d’une pseudo-vie absolument courageuse, ne pas connaître la peur de la douleur ou de la mort, parce que la peur et la mort n’existaient pas…

Et, cependant, être incapable d’une originalité de pensée, ne jamais connaître les bonds imprévisibles de l’intuition…

Ces dons valaient-ils le prix que l’humanité payait pour eux ?

A ce moment-là, Baley n’aurait pu le dire. Il savait qu’une fois qu’il n’éprouverait plus de terreur, il découvrirait qu’aucun prix n’est trop élevé pour avoir le privilège d’être humain. Mais à présent, alors qu’il ne ressentait rien d’autre que les battements de son cœur et la perte de toute volonté, il ne pouvait s’empêcher de se demander à quoi servait d’être humain si l’on ne pouvait pas maîtriser cette terreur profondément enracinée, cette agoraphobie maladive.

Pourtant, il y avait deux jours qu’il circulait à l’Extérieur et il avait réussi à y être presque à l’aise.

Mais la peur n’avait pas été vaincue. Il le savait maintenant. Il l’avait étouffée en pensant avec force à d’autres choses, mais l’orage écrasait toute pensée, forte ou non.

Il ne pouvait pas le permettre. Si tout le reste échouait – la pensée, la fierté, la volonté –, alors il devrait se rabattre sur la honte. Il ne pouvait pas s’effondrer sous le regard supérieur et impersonnel des robots. La honte devait être plus forte que la peur.

Il sentit la main ferme de Daneel sur sa taille et la honte le retint de faire la seule chose qu’il voulait faire en ce moment se tourner vers lui et cacher sa figure contre le torse du robot. Si Daneel avait été humain, il n’aurait pas résisté…

Il avait perdu tout contact avec la réalité car soudain il perçut la voix de Daneel, comme si elle lui parvenait de très loin. Il eut l’impression que Daneel ressentait quelque chose de voisin de la panique.

— Camarade Elijah, vous m’entendez ?

La voix de Giskard, tout aussi éloignée, conseilla :

— Nous devons le porter.

— Non ! marmonna Baley. Laissez-moi marcher.

Peut-être ne l’entendirent-ils pas. Peut-être n’avait-il pas vraiment parlé, il l’avait simplement cru. Il se sentit soulevé du sol. Son bras gauche pendait, inerte, et il essaya de le lever, de le poser sur des épaules, de se hisser.