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Mais j’étais encore le chef. Je pouvais continuer à exercer mon autorité, même si j’ignorais pourquoi et dans quel but. Et il restait toujours la possibilité – comme une partie de moi-même le croyait encore du fond de mon désespoir – qu’il y eût des dieux quelque part par-là, que le Sommet fût véritablement un lieu sacré, comme nous l’avions toujours cru.

— Nous dormirons là-bas, déclarai-je en indiquant une petite déclivité qu’un ressaut de roche effritée protégeait tant bien que mal de la violence des vents du Sommet.

Je confiai à Thissa le soin de jeter un charme de protection. Je chargeai Galli et Grycindil de ramasser du bois, si elles pouvaient en trouver en ce lieu désolé, et envoyai Naxa et Malti à la recherche d’une source ou d’une mare d’eau potable. Kilarion, Narril et Talbol furent désignés pour former la première patrouille chargée de faire la ronde en décrivant un large cercle le long de la zone dégagée qui s’étendait derrière le vaisseau cosmique des Irtimen et de guetter tout mouvement suspect chez les « dieux ». Car c’est le nom que je donnais encore à ces sauvages… Descendants dégénérés des dieux, peut-être, mais, d’une certaine manière, encore des dieux.

— As-tu une tâche pour moi ? demanda Traiben. Car, si tu n’as rien à me confier, j’aimerais faire une petite reconnaissance.

— Quel genre de reconnaissance ? Où veux-tu aller ?

Il indiqua de la tête le vieux vaisseau délabré des Irtimen.

— Je veux voir ce qu’il y a à l’intérieur, dit-il. S’il reste encore quelque chose ayant appartenu aux Irtimen… des objets sacrés du passé, des choses que les Irtimen auraient pu fabriquer du temps où ils étaient encore de vrais dieux.

Et je vis dans les prunelles de Traiben une lueur que je ne connaissais que trop bien : la lueur qui était la manifestation sensible du désir avide qu’il avait d’apprendre, de connaître, de fourrer son nez dans tous les mystères que le Monde avait à offrir.

L’idée me vint que, si jamais nous devions regagner un jour notre village – je ne pouvais pas savoir si nous finirions par le faire ; je n’avais aucun projet, rien de ce qui allait au-delà des nécessités du moment –, nous pourrions en vérité avoir envie de rapporter un objet sacré tangible, quelque chose qui eût été touché par les dieux, les vrais dieux qui avaient élu domicile au sommet de cette montagne avant que ne commence leur déclin. Mais j’étais horrifié à l’idée de voir Traiben pénétrer seul dans cet amas croulant de poutrelles rouillées et de tôles tordues au moment où le soir commençait à descendre. Qui savait s’il n’allait pas faire de mauvaises rencontres, s’il n’allait pas tomber sur des « dieux » rôdant dans l’obscurité ? Je lui refusai la permission d’y aller. Il me supplia, m’implora, mais je tins bon. Je lui répétai que c’était de la folie d’aller risquer sa vie dans cette carcasse rouillée et que, dès le lendemain, un groupe plus important d’entre nous pourrait aller en examiner l’intérieur, si cela nous paraissait sans danger.

C’était l’heure du crépuscule. Le ciel déjà sombre s’obscurcissait un peu plus. Les étoiles apparurent, suivies par une lune à l’éclat glacial. Le vaisseau cosmique des Irtimen projetait une ombre allongée, aux contours nettement dessinés, qui arrivait presque à mes pieds. Je demeurai seul, morose, le regard fixé vers l’extrémité du plateau, là où se terraient les pitoyables créatures que nous avions espérées être nos dieux.

Hendy s’avança à mes côtés. Depuis sa transformation, elle me dépassait d’une tête et demie, mais paraissait aussi vaporeuse qu’un fantôme. Avec sa minceur immatérielle, elle devait atrocement souffrir du froid ; et pourtant elle ne montrait aucun signe d’inconfort. Elle posa la main sur mon bras, très légèrement.

— Voilà, dit-elle, maintenant, nous savons tout.

— Oui. Oui, je suppose qu’on peut dire cela. Du moins, nous en savons assez.

— As-tu l’intention de mettre fin à tes jours, Poilar ?

— Pourquoi veux-tu que je fasse ça ? m’écriai-je en tournant vers elle un regard stupéfait.

— Parce que, maintenant, nous avons la réponse et que cette réponse est qu’il n’y a pas de dieux ici et qu’il n’y en a jamais eu. Ou alors que les dieux vivent encore ici, mais dans une affreuse déchéance, ce qui est encore plus attristant. Dans les deux cas, il n’y a pas d’espoir.

— C’est donc ton opinion ? demandai-je.

Et il me revint en mémoire le rêve qu’elle avait fait d’une mort éternelle, emprisonnée dans une boîte faite exactement aux dimensions de son corps. Hendy avait passé une grande partie de sa vie dans un climat de l’âme sinistre et gelé, très différent de celui qui avait été le mien.

— Pourquoi dis-tu cela ? repris-je. L’espoir ne sera jamais mort, Hendy, aussi longtemps qu’il nous restera un souffle de vie.

— L’espoir de quoi ? L’espoir que Kreshe, Thig et Sandu Sando nous apparaissent contre toute vraisemblance et nous reçoivent dans leur sein ? Que le Pays des Doubles se montre dans le ciel ? Que la vie nous soit douce et paisible ?

— La vie est telle que nous la faisons, répondis-je. Le Pays des Doubles est une belle invention, je présume. Quant à Kreshe, Thig, Sandu Sando et les autres, ils existent probablement, ailleurs, hors de portée de notre vue. Leur présence au Sommet n’était qu’une légende inventée par des gens qui n’avaient aucune idée de la vérité. Pourquoi des dieux capables de construire des mondes vivraient-ils au milieu de ces rochers inhospitaliers quand ils peuvent s’établir n’importe où dans le Ciel ?

— C’est le Premier Grimpeur qui a affirmé qu’ils étaient ici. Le Premier Grimpeur que nous révérons.

— Il a vécu il y a très longtemps. Toutes les histoires finissent par être déformées au fil du temps. Ce qu’il a trouvé au Sommet, ce sont des êtres venus d’un autre monde, détenant un savoir qu’ils ont partagé avec lui. Est-ce de Sa faute si nous avons fait d’eux des dieux ?

— Non, répondit-elle. Je suppose que non. D’une certaine manière, ils étaient des dieux. Du moins, nous pouvons les considérer comme tels. Mais, comme tu l’as dit, cela s’est passé il y a très longtemps. Alors, Poilar, ajouta-t-elle en me lançant un regard scrutateur, qu’allons-nous faire maintenant ?

— Je ne sais pas. Retourner au village, je présume.

— C’est ce que tu as envie de faire ?

— Je n’en suis pas sûr. Et toi ?

Elle secoua la tête. Plus que jamais, elle avait l’apparence d’un spectre et, bien qu’elle fût juste à côté de moi, elle me semblait aussi éloignée que les étoiles et tout aussi inaccessible. J’avais presque l’impression de voir à travers elle.

— Il n’y a pas de place pour moi au village, reprit Hendy. Depuis le jour où j’ai été enlevée, il n’y a jamais eu de place pour moi. Après mon retour, je m’y suis toujours sentie comme une étrangère.

— Tu penses donc t’installer dans l’un des Royaumes ?

— Peut-être. Et toi ?

— Je ne sais pas. Je n’ai plus aucune certitude, Hendy.

— Le Royaume où règne le père de ton père, par exemple ? Tu t’y plaisais bien. Tu pourrais y retourner. Nous pourrions y aller ensemble.