Выбрать главу

— D’eux ? repris-je en montrant le vaisseau des Irtimen.

— Je ne pense pas. Je crois que c’est plutôt l’un de nous, mais je n’en suis pas sûre. Je sens qu’il y a de la trahison dans l’air, Poilar. Je ne peux rien dire d’autre.

— Existe-t-il un charme que tu pourrais jeter pour en savoir plus ?

— Je peux toujours essayer.

— Vas-y. Vois si tu peux apprendre quelque chose.

Elle s’éloigna. Je m’assis à côté de mon sac de couchage, plongé dans la perplexité, incapable de dormir, assailli de problèmes dépassant mon entendement. Traiben resta un moment avec moi et essaya de m’offrir un peu de réconfort, la chaleur de son amitié et des explications. Il était plein de bonnes intentions, mais ses hypothèses contradictoires et incompréhensibles me faisaient mal à la tête. Comme sa présence ne m’apportait guère de réconfort, je le renvoyai au bout d’un certain temps.

Puis ce fut à Hendy de venir me trouver. Elle ne parvenait pas non plus à trouver le sommeil cette nuit-là.

Elle s’agenouilla près de moi et glissa la main – sa main bizarrement transformée, sans épaisseur, sèche et froide, la main d’un squelette – dans la mienne. Je la gardai, mais j’avais peur de la serrer trop fort. J’étais content de l’avoir près de moi, mais les révélations du Sommet se bousculaient encore dans mon esprit et je ne trouvais rien à lui dire. J’étais en proie à une confusion extrême.

— Nous devrions partir dès le lever du soleil, dit-elle. Cet endroit ne nous apportera que le malheur, Poilar.

— Peut-être, répondis-je, sans être vraiment sûr d’avoir entendu ce qu’elle disait.

— Et je sens de nouveaux malheurs qui s’approchent.

— Vraiment ? fis-je sans la regarder, d’une voix blanche, totalement dépourvue de curiosité. Thissa m’a dit la même chose. Te serais-tu transformée en santha-nilla, Hendy ?

— J’ai toujours eu un peu de ce pouvoir, répondit-elle. Juste un peu.

— Vraiment ? répétai-je, sans manifester beaucoup plus d’intérêt.

— Et il est devenu plus fort depuis ma transformation.

— Thissa m’a dit qu’une trahison se prépare.

— Oui. Je le pense aussi.

— D’où viendra-t-elle ?

— Je la sens partout autour de nous, répondit Hendy.

Cette conversation ne nous menait nulle part. Je me plongeai dans un silence morose en regrettant de ne pouvoir dormir. Mais ce n’était pas un endroit où le sommeil était facile à trouver. Nous restâmes assis sans parler, côte à côte dans la faible clarté dispensée par la lune unique pendant que les heures s’écoulaient. Peut-être sommeillai-je un peu, sans vraiment m’en rendre compte : je n’eus assurément pas un sentiment net du temps qui passait, mais, à un moment, j’eus conscience que la nuit était beaucoup plus avancée, que le lever du jour n’était plus très éloigné. Les étoiles s’étaient déplacées et une seconde lune s’était levée au firmament – Malibos, je pense, qui brillait à l’orient comme un disque de métal flambant neuf et projetait sa lumière froide sur le Sommet.

Hendy me serra brusquement le poignet.

— Poilar ! Poilar ! Es-tu réveillé ?

— Bien sûr.

— Regarde là-bas !

— Quoi ? Où ?

Je secouai la tête en clignant des yeux. Mon cerveau semblait enserré dans des toiles d’araignée et à demi mort de froid.

Hendy tendit le bras. Je suivis la direction qu’elle m’indiquait.

Une silhouette juchée sur un rocher, au milieu du plateau, se découpait nettement sur le fond du ciel éclairé par la lumière froide de Malibos. C’était Thissa. Elle avait le bras gauche levé et pointait ses deux pouces tendus en un geste accusateur.

— Je vois le traître ! s’écria-t-elle d’une voix aiguë et vibrante qui devait porter d’un bout à l’autre du Sommet. Le voyez-vous ? Le voyez-vous tous ?

À trois reprises, elle lança la main en avant, d’un geste véhément, en la pointant dans la direction du vaisseau cosmique rongé par la corrosion.

— Le voyez-vous ? Le voyez-vous ? Le voyez-vous ?

Je ne voyais personne. Je ne voyais rien.

Brusquement, déchirant la grisaille des lointains, apparut une silhouette tordue et déformée qui se dirigea vers elle à une vitesse folle en traînant la jambe : celle d’un homme affligé d’une jambe torse monstrueusement étirée, mais qui courait si vite qu’il semblait presque voler. Thrance, naturellement. Il gravit le rocher de Thissa avec une agilité que je me rappelais avoir vue chez le Thrance d’antan, l’athlète accompli de mon enfance. En trois bonds rapides, il se trouva à côté de Thissa. J’entendis la santha-nilla crier son nom d’une voix forte et accusatrice. Thrance répondit quelque chose d’une voix basse, étouffée, menaçante. Elle cria encore une fois son nom. Puis il leva son gourdin et la frappa avec une telle force qu’il eût brisé un arbre en deux. J’entendis le son mat, je vis Thissa s’affaisser et tomber.

Je demeurai pétrifié, cloué sur place, incapable de faire un geste. Un silence de mort s’abattit sur le Sommet, seulement troublé par le sifflement du vent dans mes oreilles.

Puis je me dressai d’un bond et m’élançai au pas de course.

Thrance fuyait devant moi comme un faucon dans le ciel ; mais je le suivais avec la vitesse de l’éclair. Je courus sur le plateau, contournai le rocher au pied duquel gisait le corps de Thissa, passai devant le vaisseau fuselé des trois Irtimen. Thrance se dirigeait vers l’autre engin dont la carcasse rouillée s’élevait à l’autre bout du plateau. Je crus distinguer des silhouettes hirsutes à proximité, des ombres fuyantes se mouvant dans la pénombre, celles des « dieux » déchus du Sommet. Était-ce vers eux qu’il se dirigeait ? Quelle sinistre alliance avaient-ils élaborée ensemble à la faveur de la nuit ?

Je perçus un terrible rugissement tout près de moi. Il me fallut quelques instants pour comprendre qu’il provenait de ma propre gorge.

Thrance avait presque atteint les vestiges du vaisseau en ruine et les « dieux » semblaient bien disposés envers lui. L’idée me traversa l’esprit qu’il avait dû aller les voir dans le courant de la nuit et qu’il avait projeté de les conduire jusqu’à nous pour nous massacrer dans notre sommeil.

Mais la distance se réduisait rapidement entre nous ; aussi rapide que fût Thrance, la fureur du Vengeur emplissait mon âme et mes pieds prenaient à peine le temps de toucher le sol. Thrance obliqua brusquement sur la gauche au moment où il approchait du vaisseau dont il fit le tour sans ralentir son allure. Je le suivis et découvris plusieurs « dieux » rassemblés près de quelques tas de brindilles et de pierres peintes, autour de ce qui devait être l’autel élevé par les Irtimen dégénérés. Thrance fonça droit sur le petit groupe, écartant les dieux sans ménagement au passage, puis il s’engagea aussitôt sur un amas de pierres formant une sorte d’escalier.

Ce fut une grosse erreur de sa part, car il n’y avait rien d’autre que le précipice de l’autre côté de ce tas de rochers. Il s’était pris au piège tout seul.

Nous escaladâmes les rochers jusqu’en haut d’où il lui fut certainement possible de constater qu’il n’y avait plus à ses pieds que la couche de brouillard et qu’il était au bord du vide. Il s’arrêta ; il se retourna ; il regarda dans ma direction, attendant que je vienne à lui.

— Thrance ! grondai-je. Thrance, tu es une ordure !

Il me sourit.

Jusqu’à la fin, rien n’importa pour lui. Si, peut-être une seule chose : peut-être nous avait-il accompagnés jusque-là, parce qu’il voulait que la mort le prenne en ce lieu éminemment sacré. Soit, je réaliserai son souhait. D’un bond, je fus à sa hauteur mais il était prêt, les jambes bien plantées, arc-bouté sur la roche, comme le lutteur qu’il avait été, et j’entendis son ricanement. Puis ses bras se refermèrent en une étreinte dont un seul pouvait sortir vivant.