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Il était fort. Il l’avait toujours été ; et je sentais sa puissance, celle du Thrance d’avant, encore présente dans ce corps hideusement déformé, le Thrance qui excellait dans tous les jeux, celui qui lançait le javelot plus loin qu’on ne l’avait jamais fait de mémoire d’homme, celui qui franchissait les haies hautes comme s’il avait des ailes. Et, l’espace d’un instant, je redevins le garçon aux yeux écarquillés qui suivait avec une admiration sans borne les prouesses du héros de ces jeux. Cet afflux de souvenirs me fit perdre de ma force ; et Thrance réussit à me faire pivoter et à me retourner de telle sorte que je me retrouvai face au vide, le visage dirigé vers le précipice, et je vis sous moi le brouillard blanc miroiter au clair de lune. J’eus presque l’impression de pouvoir discerner à travers le brouillard les crevasses et les flèches des pentes lointaines. Toujours souriant, Thrance continua d’incliner mon corps vers l’arrière… vers l’arrière…

Mais j’avais encore devant les yeux l’image de Thrance abattant son gourdin sur le corps frêle et délicat de Thissa ; et je puisai de nouvelles forces dans le souvenir de ce crime. Je pris plus solidement appui sur mes jambes, coinçant mon bon pied dans une fissure de la roche et appuyant l’autre contre une saillie, juste derrière moi, de sorte que Thrance ne parvenait plus à me pousser vers l’abîme. Nous restâmes un moment dans cette position, nous étreignant farouchement, incapables de faire bouger l’autre.

Puis je commençai à prendre l’avantage.

Je le fis pivoter et laissai glisser mes deux bras autour de ses hanches pour le soulever, de manière que sa jambe normale décolle du sol et que seule l’autre, grotesquement étirée et déformée, reste en contact avec la roche. Tandis que je resserrais ma prise, il baissa les yeux vers moi, les lèvres toujours fendues d’un sourire, comme pour me mettre au défi d’accomplir l’irréparable. Changeant de prise pour passer les bras autour de sa poitrine, je le soulevai un peu plus.

Mais il avait toujours le point d’appui de sa jambe plus longue, fichée dans un creux de la roche. Je lançai mon pied contre elle en y mettant toute la force qui me restait et je parvins à la dégager. Puis, pivotant sur ma jambe torse, je le précipitai dans le vide du haut de la montagne. Un seul son sortit de sa gorge tandis que je le soulevais avant de le projeter au loin, mais je ne saurais dire si c’était un éclat de rire ou bien un cri de rage ou de terreur. Il sembla rester suspendu en l’air pendant un instant et j’eus l’impression qu’il avait l’air plus amusé qu’effrayé, puis je le vis commencer à tomber. Il plongea, s’enfonçant comme une pierre dans le brouillard. Son corps semblait émettre une sorte d’éclat qui me permit de suivre la première partie de sa chute ; je le vis frapper ici et là la paroi rocheuse, au moins deux ou trois fois, et rebondir. Puis les couches de brouillard se refermèrent sur lui et il disparut pour de bon dans les profondeurs brumeuses. Je l’imaginai tombant toute la journée, de l’aube jusqu’à midi, puis au soir, dévalant toute la hauteur du Mur, s’enflammant dans sa chute, jusqu’à ce que la dernière cendre vienne se poser au pied de la montagne, à la borne de Roshten, aux portes de notre village. Accroupi tout au faîte du Mur, je regardai par-dessus le bord comme si je pouvais suivre l’interminable chute de Thrance jusqu’au pied de Kosa Saag.

Quand je me relevai enfin, je regardai autour de moi, hors d’haleine, hébété, stupéfait par ce que je venais de faire.

Trois ou quatre des maladroites créatures bestiales que je continuais malgré tout d’appeler des « dieux » étaient visibles à une faible distance, dans les premières lueurs du jour. Elles avançaient lentement vers moi, mais il m’était impossible de savoir dans quel dessein, si c’était parce qu’elles me voulaient du mal ou simplement pour mieux voir quel genre d’être j’étais. Et, en les regardant approcher, eux que j’avais espéré être mes dieux, je compris que je venais de profaner le lieu le plus sacré de tous, que j’avais commis un meurtre au Sommet même. Peu importait que Thrance eût mérité la mort pour son crime contre Thissa : il ne m’appartenait pas de la lui infliger.

En prenant conscience de cela, je sentis un voile de confusion et d’hébétude obscurcir mon esprit et, pendant quelques instants, j’oubliai totalement qui j’étais et ce que je faisais là. Je savais seulement que je m’étais rendu coupable du plus monstrueux des crimes et que je devais être châtié ; et les dieux venaient à moi pour me faire expier ma faute et subir un juste châtiment.

Je les attendis avec joie. Je me préparai à m’agenouiller devant eux. Oui, malgré tout ce que j’avais appris sur eux, je me jetterais à leurs genoux.

Mais, quand ils ne furent plus qu’à quelques pas de moi, en considérant leur visage grossier et la bave coulant de leurs lèvres, en regardant au fond de leurs yeux ternes et vides, je compris que ce n’étaient pas des dieux, mais leurs descendants déchus, d’affreuses créatures cauchemardesques qui passaient pour des dieux. Je n’avais pas à me soumettre à eux et ils ne tenaient assurément pas ma vie entre leurs mains ; et, contrairement à ce que je croyais au commencement de mon Pèlerinage, l’endroit où ils vivaient était loin d’être sacré. Peut-être l’avait-il été jadis, mais ce n’était plus vrai aujourd’hui. Je n’avais donc rien à expier.

Maintenant, je comprenais ce que j’avais à faire. Mais j’eus un moment d’hésitation pendant lequel Hendy, surgissant de nulle part, s’approcha de moi.

Je me retournai vers elle et elle lut sur mon visage ce que je m’apprêtais à faire.

— Oui, Poilar ! s’écria-t-elle en m’encourageant de la tête. Vas-y ! Oui ! Fais-le ?

Elle avait dit oui. Elle avait dit Fais-le. Je ne demandais rien d’autre.

J’eus un élan de pitié pour les tristes créatures à la démarche traînante qui n’étaient que les vestiges des êtres d’exception grâce auxquels nous nous étions engagés dans la voie de la civilisation. Mais ma pitié se mua instantanément en mépris et en dégoût. Ils inspiraient l’horreur. Ils étaient monstrueux. Leur seule présence en ce lieu était une honte. Je m’élançai et fonçai tête baissée sur eux. J’en saisis un et le soulevai comme s’il ne pesait rien du tout. Je le tins quelques instants en l’air, couinant, bavant, reniflant, puis le projetai au loin, dans le précipice. L’un après l’autre je les pris, tous ceux qui s’agglutinaient autour de moi, l’air consterné, et je les précipitai du haut de la falaise, le long des flancs du Mur, dans l’abîme insondable, et ils suivirent Thrance dans la mort. Puis je m’avançai jusqu’au bord, silencieux, l’haleine courte, sans rien voir, sans rien penser, sans rien éprouver. Rien.

C’est donc ainsi que s’acheva mon Pèlerinage, par le massacre de ces dieux que j’étais venu adorer.

Les deux soleils s’étaient maintenant levés, chacun jaillissant des deux points opposés du ciel et, à la lumière rosée de leurs deux éclats confondus, je vis mes compagnons se précipiter vers moi, Kilarion et Galli au premier rang, suivis de Talbol et Kath, d’Hendy, Grycindil, Narril, Naxa, puis de tous les autres. Ils m’avaient vu tuer les « dieux » et, quand ils furent rassemblés autour de moi, je leur racontai ce qui s’était passé entre Thrance et moi.

C’est alors que nous vîmes le reste des « dieux » sortir de leurs cavernes et s’avancer sur le plateau. Ils étaient moins nombreux que nous ne l’avions imaginé, pas plus d’une quinzaine ou d’une vingtaine, avec quelques femelles et des enfants. J’ignorais pourquoi ils venaient vers nous ; que ce fût pour nous tuer ou pour nous adorer, il m’était impossible de le dire. Leur regard terne et leur visage flasque n’exprimaient rien. Nous nous jetâmes sur eux, nous les portâmes jusqu’au bord de la falaise et nous les précipitâmes dans le vide, tous jusqu’au dernier, comme nous l’avions fait avec les dieux ailés des Fondus, sur le premier plateau, il y avait si longtemps. Cette fois, c’étaient nos propres dieux que nous exterminions. Le Sommet avait besoin d’être purifié. Ce lieu sacré d’un passé lointain avait été souillé ; et, jusqu’à notre venue, nul n’avait eu le courage, ou la présence d’esprit, ou encore la force d’accomplir ce qui devait être accompli. Mais nous le fîmes. Ils hurlaient, ils gémissaient, ils couraient en tous sens, terrifiés, impuissants face à notre courroux.