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Nous les détruisîmes tous et, quand ce fut terminé, nous allâmes voir dans leurs repères pour nous assurer qu’il n’en restait plus. Je n’essaierai même pas de décrire la saleté épouvantable de ces cavernes sordides. Nous en découvrîmes deux autres, tremblant et pleurant, cachés dans un recoin crasseux, les deux derniers de leur race. Sans hésiter, nous les fîmes sortir avant de les pousser par-dessus le bord de la falaise. C’est donc dans un bain de sang qu’il fut enfin mis un terme au temps des dieux vivant au sommet de Kosa Saag.

Maintenant que tout était fini, nous pouvions à peine parler. Nous nous tenions serrés les uns contre les autres, frissonnant dans le froid âpre, étourdis par les événements dont nous venions d’être les acteurs. Nous savions que ce qui venait de se passer était absolument nécessaire, que nous avions purifié non seulement notre âme, mais celle de tous ceux de notre race et que nous avions libéré les colons Irtimen établis sur le sol de notre Monde de la malédiction qui s’était abattue sur eux. Mais il était quand même pénible d’avoir fait tant de victimes et, encore sous le choc, nous ne savions pas vraiment que dire ni penser.

C’est à ce moment-là que les trois Irtimen sortirent de leur vaisseau. Ils descendirent l’échelle et restèrent juste au pied, serrés les uns contre les autres, l’air inquiet, leur petit tube mortel à la main, comme s’ils s’attendaient à moitié à ce que nous les attaquions avec la même folie furieuse que contre les autres. Mais nous n’avions aucune raison d’agir de la sorte et, en tout état de cause, la folie et la fureur nous avaient abandonnés.

Je m’avançai vers eux, épuisé, hébété, et me jetai à genoux devant eux. Par deux et par trois, mes compagnons m’imitèrent jusqu’à ce que nous soyons tous agenouillés, la tête baissée.

Puis l’Irtiman aux cheveux dorés leva sa petite boîte métallique et s’adressa à nous en parlant simplement et doucement, comme si elle aussi avait été vidée de toutes ses forces par la scène à laquelle elle venait d’assister.

— Nous n’avons plus rien à faire sur ce monde, dit-elle, et nous allons le quitter. Vous allez tous reculer, jusqu’à l’autre bout du plateau, et vous resterez là-bas jusqu’à ce que nous soyons partis. Avez-vous compris mes paroles ? Du feu sortira de notre vaisseau ; si vous êtes trop près, vous serez brûlés.

Je lui dis que nous avions compris.

Elle poursuivit d’une voix plus douce en disant qu’elle nous souhaitait bonne chance et qu’elle espérait que l’intelligence et la sagesse ne nous feraient jamais défaut jusqu’à la fin de nos jours. Elle nous dit également que nous n’aurions plus jamais à redouter l’intrusion d’Irtimen sur notre planète.

Ce fut tout. Ils remontèrent dans leur vaisseau et nous nous retirâmes tout au bout du plateau.

Pendant un long moment, rien ne se passa ; puis nous vîmes la poussière se soulever autour du vaisseau cosmique et, un instant plus tard, une colonne de feu apparut sous l’engin et le poussa vers le ciel. Le petit vaisseau luisant demeura comme immobile devant nous, sur sa queue ardente, pendant un instant ou deux. Puis il s’évanouit. Il disparut à notre vue comme s’il n’avait jamais existé.

— C’étaient les vrais dieux, dis-je. Et ils viennent de nous quitter.

Là-dessus, sans qu’un seul autre mot fût prononcé, nous commençâmes à nous préparer pour redescendre du Sommet.

Avant de partir, nous creusâmes une tombe pour Thissa et élevâmes un tumulus au-dessus. Elle reposera à jamais dans l’honneur sur le toit du Monde. Nous élevâmes un autre tumulus pour Thrance, car, quels qu’aient été ses péchés, c’était malgré tout un Pèlerin et un homme de notre village, et nous lui devions cela. Puis nous formâmes un cercle serré et nous demeurâmes longtemps immobiles, serrés les uns contre les autres, et nous avions besoin de réconfort, car c’était la fin de notre Pèlerinage, la fin de tous les Pèlerinages, et nous savions que nous avions accompli quelque chose d’extraordinaire, sans très bien savoir ce que c’était. Je perçus des sanglots, tout près de moi. Il y eut d’abord Malti, puis Grycindil, ensuite Naxa et Kath ; d’un seul coup, je me rendis compte que je pleurais aussi, et Traiben, et Galli. Nous étions tous là, pleurant à chaudes larmes, nous, les survivants, nous qui étions toujours debout. Jamais de ma vie je n’ai éprouvé tant d’affection pour quelqu’un qu’en cet instant, pour ces gens avec qui j’avais partagé tant d’épreuves. Au cours de ce long voyage, nous avions créé quelque chose : nous formions entre nous une Maison. Tout le monde en avait conscience et personne n’en parlait. Le moment était si solennel que nous n’osions même pas échanger des regards : nous gardions les yeux fixés sur le sol, nous respirions profondément, nous nous serrions les mains et nous laissions les larmes couler sur nos joues jusqu’à ce que la source en soit tarie. Quand nous relevâmes enfin la tête, nos yeux étaient brillants et nos visages illuminés par cette entente nouvelle dont nous ressentions tous la force, mais qu’il nous était impossible d’exprimer.

Nous rassemblâmes les quelques affaires qui nous restaient après tout ce temps et commençâmes à redescendre en silence par le chemin suivi à l’aller, laissant le Sommet derrière nous pour nous enfoncer dans la zone de brouillard glacial et traverser les territoires des vents et des orages qui menaient aux premiers Royaumes. Et nous poursuivîmes notre marche, nous poursuivîmes notre descente vers l’endroit d’où nous étions partis.

Ce qui nous arriva pendant la descente n’a pas d’importance et je ne m’y arrêterai pas. La seule chose qui compte est que nous avons réussi l’ascension de Kosa Saag, supporté les pires épreuves avant d’atteindre son Sommet, vu tout là-haut les choses qu’il y avait à voir, appris ce qu’il y avait à apprendre et que nous en sommes revenus avec un savoir un peu plus étendu. Ce dont j’ai fait le récit dans cet ouvrage pour vous donner à réfléchir et à apprendre.

Les dieux sont partis. Nous sommes seuls.

Nous savons maintenant que les changements opérés sur les nôtres, sur les pentes du Mur, ne sont pas d’origine divine, car ceux que nous tenions pour des dieux ont été eux aussi transformés, comme tant de Pèlerins. Ce qui provoque les transformations, j’en ai maintenant la conviction, ce n’est pas le pouvoir rayonnant des dieux, émis depuis le Sommet, mais la nature inhérente à l’air de la haute montagne, la lumière puissante du soleil et aussi cette force qui émane de la roche et agit sur notre chair, la chaleur de ce feu du changement qui attise et exacerbe notre faculté innée de changer de forme. Je sais qu’il s’agit d’une hérésie, mais c’est ce que l’Irtiman nous a expliqué, ce dont je suis maintenant persuadé et nul ne peut rien y faire. À une époque, des êtres supérieurs vivaient sur la montagne – oui, des dieux, en vérité, ou des êtres quasi divins – mais ils n’étaient pour rien dans la magie exercée par le Mur sur les Pèlerins.

Et les Royaumes ? Que représentent-ils ?