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Il n’est guère difficile de repérer ce thème du voyage révélateur dans la plupart des œuvres de Robert Silverberg, même là où il ne semble pas apparaître de prime abord. Il était présent dès le premier grand livre de Silverberg, Les Ailes de la nuit où il promène ses héros entre Jorslem, Per et Rom, où l’on reconnaît les Jérusalem, Paris et Rome de l’avenir, implicitement désignées comme les grandes cités de l’histoire de l’humanité. Il suffit aux personnages les plus audacieux des Monades urbaines de changer d’étage dans leurs tours géantes, à moins qu’ils ne se risquent à l’aventure beaucoup plus périlleuse d’une excursion dans une campagne dénaturée. Le jongleur du Château de Lord Valentin recouvrera son identité et son trône au bout d’une longue errance. C’est la migration folle de tout un peuple à travers le continent américain que décrit Tom O’Bedlam.

Enfin, ce thème du voyage permet de relier au reste de son œuvre des romans qui semblent ne pas relever de la science-fiction : ainsi Gilgamesh, roi d’Ourouk qui relate le premier voyage d’exploration de la littérature épique, à la recherche du secret de l’immortalité, Jusqu’aux portes de la vie qui prolonge le précédent au-delà de la mort, et surtout Le Seigneur des ténèbres, cette prodigieuse odyssée d’un marin anglais qui le mène au cœur de l’Afrique sur la fin du XVIe siècle.

Peut-être comprendra-t-on mieux, à la suite de ces observations, l’affinité discrète qui relie une partie de l’œuvre de Robert Silverberg à la meilleure veine de la Fantasy, affinité souvent soulignée par des critiques et parfois déplorée par quelques lecteurs. Elle le conduit dans la série de Majipoor, et en particulier dans son dernier volume Les Sorciers de Majipoor à s’aventurer fort loin dans cette direction, sans vraiment y tomber. L’intéressé n’a jamais fait mystère de son mépris pour la Fantasy mercantile et de son éloignement de toutes les superstitions, mais il n’a jamais renoncé non plus aux approches des mythes et des légendes pour ce qu’ils révèlent des âmes humaines et de leurs relations de pouvoir.

Car ce thème du voyage formateur en introduit un autre, celui du pouvoir politique et de la diversité de ses exercices à travers différentes sociétés, époques, paysages. C’est bien le but d’un Grand Tour que d’étudier non seulement les langues et les usages mais aussi les mœurs politiques d’autres nations, que de développer l’intelligence politique. C’est le second grand thème sous-jacent à l’œuvre de Robert Silverberg, comme si, à la question de la maturité intérieure « Qui doit gouverner en moi ? », répondait la question « Qui doit gouverner l’être social et avec quel rapport à la violence ? ».

Presque tous les romans de Robert Silverberg portent une leçon politique. Non qu’il propose une réponse normative, bien au contraire. Mais parce que presque tous ses héros sont confrontés à la question de la loi, de l’organisation et de l’application du pouvoir dans ses modalités les plus diverses, au point qu’il finit par s’en dégager une sorte de théorie du pouvoir et de ses relations avec le divin, qui a peu de rapport avec sa légitimité ni avec son éthique.

Aux temps premiers, ainsi qu’il est aujourd’hui convenu de nommer ceux qu’on n’ose plus dire primitifs, le pouvoir s’acquiert et se conserve par la force et aussi par le retissage sans fin des liens sociaux par la parole, qui est comme une ébauche d’un système contractuel. Ainsi, Calandola, le Seigneur des ténèbres, tyran indiscuté, s’assure l’autorité à force d’exubérance cannibale, sans négliger la ruse.

À ces temps païens doivent en succéder d’autres qui font une place au divin, à un pouvoir sis hors de l’humanité mais s’imposant à l’humanité à travers son incarnation dans l’humanité. C’est qu’en effet la conservation du pouvoir par la force ou par une oralité toujours à répéter est une tâche épuisante qui laisse peu de répit pour mieux s’organiser : le politique sature tout le temps social, tout l’espace des relations. L’idée du divin qui s’imposerait en somme objectivement et que personne ne saurait raisonnablement contester est une invention politique géniale qui soulage le détenteur du pouvoir, et la classe dominante, d’avoir sans cesse à refaire leurs preuves et qui permet en principe l’évitement de perpétuelles luttes intestines. Cette invention a certes quelques conséquences, comme la nécessaire opacité à maintenir entre le détenteur du pouvoir et ses administrés, qui contraste avec l’immédiateté de la relation dans les sociétés premières et qui nuit à l’écoute de la base ; et comme le pouvoir concédé à des prêtres, garants de l’authenticité du divin.

Ce rapport du souverain au divin manifeste une évolution intéressante, vers l’abstraction et l’humanisation. Au départ, dans l’Égypte ancienne, ou dans l’Empire chinois, et jusque dans la fiction institutionnelle japonaise, le souverain est réputé descendant direct de dieux, et donc divin lui-même. À Rome, c’est l’homme-empereur qui s’autodivinise. Puis le monarque humain se recommande d’un droit divin.

En plus d’un sens, la conception moderne d’un pouvoir exercé au nom du peuple souverain s’inscrit dans cette lignée, et on a vu à quelles dérives pouvait conduire la substitution formelle de la volonté du peuple au droit divin, l’un et l’autre demeurant commodément délégués au détenteur occasionnel du pouvoir temporel.

À ces assises métaphysiques de la légitimité, on peut préférer une conception contractuelle du pouvoir exercé comme une fonction nécessaire à la vie en société, et c’est évidemment la position de Robert Silverberg, auteur sceptique et pragmatique, qu’il élabore d’une manière ou d’une autre dans la plupart de ses œuvres. Pas plus que l’autre, cette conception ne garantit un exercice démocratique, décentralisé et contradictoire du pouvoir.

C’est peut-être dans Shadrak dans la fournaise que Silverberg explore le mieux les rapports entre l’arbitraire et le contractuel, à travers l’analyse d’une tyrannie indispensable parce qu’elle sépare seule l’humanité du chaos.

C’est entre mille choses cette notion du contrat de pouvoir que découvre peu à peu, après les autres héros de Silverberg, Poilar Bancroche sur une planète lointaine au cours de son ascension du Mur, de sa traversée des Royaumes, dans sa montée vers le sommet qu’habitent selon la légende des dieux dispensateurs du savoir et de l’autorité, à rebours en somme de l’histoire humaine qu’il finit par rejoindre.

S’agit-il pour autant d’un voyage initiatique ? Il faut plus qu’en douter. Il n’y a rien là-haut à quoi être initié. Mais il y a un univers à découvrir.

Relisez attentivement les dernières pages de ce livre. Elles nous concernent.

Gérard Klein