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*

 

L'abominable première nuit. La fabuleuse première nuit. Soûlé de manque de sommeil, titubant, halluciné, toutes les deux minutes mordu aux oreilles par la saloperie de sonnerie, sentant peser sur moi l'œil saillant de Meister Kubbe, le chef de section, qui n'arrête pas de me tournailler autour — pourquoi spécialement moi, la vieille vache? —, avec ses mains croisées dans le dos, sa gueule de grenouille au goitre palpitant... Vingt fois, les filles me sauvent la mise. Défournent-enfournent à ma place, s'y prenant à deux, chacune cramponnée à une poignée, pour soulever le plateau de ferraille, puis doivent pédaler dur afin de rattraper ce temps perdu pour leur propres tâches, ne pas se laisser avoir par la machine...

Maria me houspille : « Lôss, Brraçva! Nix chlafène!

Chlafène nix goûtt! Astarôjna! Meister chtrafène! Nix goûtt! », m'encourage : « Vott! Tak goûtt! Kharachô! Goûtté arbaïtt! », pouffe derrière sa main avec Anna à des conneries de filles qui se paient de la tête d'un mec, tout à coup saute sur le machin à poser le bazar, Meister Kubbe est parti rôder à l'autre bout du hall, cinq rangées de monstres le séparent de nous, et la voilà qui chante à pleine gorge, sur l'air tant rebattu, de Lili Marleen :

 

Morgen, nicht arbeiten,

Maschina kaputt!

Immer, immer schlafen,

Schlafen prima gut!

Nach Sonntag aufwiedersehen,

Aufwiedersehen, aufwiedersehen !

Arbeiten, nicht verstehen !

Arbeiten, nicht verstehen !

 

Et, nom de Dieu, à peine a-t-elle commencé, elles sont douze, vingt, à chanter de tout leur cœur! Mais qu'est-ce qui me tombe dessus ? Mais qu'est-ce que c'est beau ! Je ne savais pas que ça pouvait exister, aussi beau ! C'est comme quand papa chante en chœur avec les autres Ritals, le dimanche, au « Petit Cavanna » de la rue Sainte-Anne, mais là, beau, beau à t'arrêter de vivre. Tous ces yeux soudain allumés, ce rose sur les joues blêmes entortillées de cotonnade blanche, ces voix amples, souveraines, passionnées, éprises de perfection, entremêlant au gré de l'inspiration quatre, cinq, six arrangements spontanés qui se côtoient, s'enlacent, s'opposent, se fuient, se renforcent, s'assourdissent, ou, soudain, éclatent, faisant de cette parodie de rengaine niaise et pleurnicharde une harmonie céleste...

Maria, comme en transes, se lance dans un solo sauvage. Sa voix est pleine de choses riches et fortes qui me prennent au ventre. Les autres la soutiennent, en retrait, et puis c'est une autre qui s'y met, d'une violence de cri de bête, celle-là, et alors Maria s'efface, et puis tout le chœur toute la bande, en masse, triomphal, j'étouffe de bonheur, les jambes me tremblent, les coups de canon des presses tombent là-dessus juste bien à point, juste faits pour ça, parfaitement à leur place, l'Abteilung sechsundvierzig chante comme une cathédrale à bulbes dorés, comme le vent dans la steppe, comme... Oui. Va dire ça sans tomber dans le cucul, toi.

Le gars de la presse à côté de la mienne et moi, on se regarde. Rebuffet, il s'appelle. Il a les yeux pleins de larmes. Moi, ça me coule sur les joues. « C'est Boris Godounov », il me dit. Je dis rien. Je sais même pas de quoi il parle. Je savais même pas que les Russes ont la réputation de chanter mieux que tout le monde. Je savais même pas que j'aimerais ça, cette façon de chanter.

Tout à coup, plus rien. Les filles s'affairent, muettes, sur leurs boulots. Maria est à son poste, un rien trop rose, du rire plein la figure, une boucle qui se tortille devant son nez, échappée au fichu blanc. Meister Kubbe arrive, mains au dos, flairant l'incongru... C'était donc ça.

Plus tard, Rebuffet, qui a fait de l'allemand au lycée, me traduit la chanson. C'est ce qu'on pourrait appeler du petit-nègre allemand :

 

Demain, pas travailler,

Machine kapoutt!

Toujours, toujours dormir!

Dormir, extra bon !

Jusqu'après dimanche, au revoir,

Au revoir, au revoir.

Travailler, pas comprendre !

Travailler, pas comprendre !

 

Moi, je suis en plein Michel Strogoff. L'Allemagne n'est plus ce bourbier puant la mort, elle est le camp des Tartares, elle est le maelstrôm où s'engouffrent l'Europe, l'Asie, le monde, l'Allemagne croit dévorer la steppe, et la steppe est là, à Berlin, elle commence là, la Grande Plaine de l'Est qui court d'un trait jusqu'au Pacifique, l'énorme tache vert clair des atlas scolaires, avec ses vents hurleurs, ses herbes couchées, ses fleuves-océans, ses hordes, ses nippes, ses poux, ses femmes qui chantent, à pleine gorge, à pleine gorge.

« Regarde de tous tes yeux, regarde ! »

POUR LE TSAR!

MON premier Chleuh 5, je l'avais rencontré à Gien, une jolie petite ville au bord de la Loire, une jolie petite ville toute cassée, pleine de fumée, de poussière et d'yeux hagards.

C'était en juin quarante, vers le 16 ou le 17, par là. En fait, ils étaient deux. Mais soudés d'un bloc, eux, la moto et le side-car. Ça faisait le long du trottoir une épaisse bête trapue, un pachyderme bas du cul avec deux grosses têtes rondes et dures pas à la même hauteur, rentrées dans les épaules, sans cou, et avec plein de peau en trop qui faisait des plis. C'est ce qui frappait d'abord, cette peau, cet immense imperméable vert méchant sucré de poussière grise, qui était peut-être en toile cirée et qui était peut-être en cuir superbe, bottelé à la taille par le ceinturon en une gerbe serrée de plis profonds, puis les formidables pèlerines évasées en hottes de cheminées sur les formidables épaules, puis les épaisses pattes gantées de buffle écartées à bouts de bras sur les poignées du guidon géant, puis les pans de l'interminable manteau retombant tout autour en cascade de plomb, couvrant la machine, arrêtant net leur chute au ras des semelles des bottes massives. Pas de visages : deux trous de nuit sous les visières des casques. Eclats morts sur les lunettes scarabées, orbites de verre sans regard. Un blindé en réduction. Les têtes comme des tourelles. On cherchait sur les dos les alignées de rivets. On entendait le placide poutt-poutt- poutt du gros moteur au ralenti.

D'un seul coup, j'ai tout compris. J'ai tout reçu, tout le paquet. La guerre, la voilà. La vraie, celle qui ne rigole pas. Pas celle des clairons joyeux taratata, des petits coqs flambards au pas cadencé. La lourde noire guerre des reîtres tannés aux cuirasses comme des enclumes. La guerre mise en scène par ses amants, minutieusement, passionnément, comme un opéra. Exaltée dans ce qu'elle a de sinistre, d'écrasant, de fatal. D'indiscutable. De fascinant. Un hymne d'adoration à la mort. Les Allemands ont le sens du grandiose dans le macabre. Les Allemands sont faits pour gagner les guerres. Quels vainqueurs-nés ! Quand ils les perdent, c'est une erreur du destin, ça ne change rien à la chose. Ils doivent faire de mauvais vaincus.

Ce rhinocéros tranquille au bord de son trottoir m'a cueilli à froid. Ainsi donc, ils sont là. Ils m'ont rattrapé. Mes tripes se serrent en boule toute dure, mon cœur se met à cogner. Pas de peur, non, pas du tout. Emotion purement esthète^ Littérature. « Ils » sont là, devant moi. « Ils » existent. Les Boches. Les Prussiens. Les Germains. Les Hordes Teutonnes. Les Grandes Invasions. L'histoire sort des bouquins, la voici sur la grandroute. Je voudrais toucher le cuir verdâtre. Je suis vraiment le bon public. Quand mes lectures se matérialisent, je suis bouleversé que ça existe pour de vrai. Je vois la Loire, je me dis « La Loire! », j'ai une boule dans la gorge. Je la compare aux descriptions des livres, à l'image dans ma tête, et elle est juste comme je me la voyais, juste comme je me la veux, encore mieux, même, et bon, j'en reviens pas. J'ai l'émouvance facile, quoi, plutôt.