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Il n'y a plus de politique en France, il n'y a que de la propagande. Deux millions de prisonniers — on nous le répète assez, on ne risque pas de se tromper d'un zéro ! — ... Chaque famille française en a au moins un « là-bas ». La France entière communie dans la religion de la Patrie blessée. Le Maréchal est Dieu le père, le Prisonnier est son fils douloureux. Le barbelé, comme symbole, vaut bien la croix. Et, celui-là, même les bouffe-curé peuvent s'incliner devant sans rougir.

Les discours, les journaux, la radio aussi, sans doute (je suppose : à la maison, la T.S.F. n'a jamais pénétré), ressassent et exaltent l'expiation, se barbouillent d'humilité, ramènent sans cesse nos malheurs si terribles mais si mérités et la nécessité de s'incliner avec dignité, de dire : « Merci, mon Dieu » et de tendre l'autre joue. Ça donne à tout un ton chialard, un air curé, dont le culte du prisonnier est l'expression la plus achevée.

Le prisonnier, notre plaie saignante, notre remords et notre pitié, le juge futur à qui nous aurons à rendre des comptes, de terribles comptes...

Eh bien! il est là, le Prisonnier! Devant moi, à cinquante mètres.

J'ai même pas à réfléchir. Je piétine les autres, je passe par la fenêtre, je cours vers le groupe jaune moutarde. On est une vingtaine à avoir eu la même idée. Personne ne nous empêche. Un vague troufion vert-de- gris, le flingue à la bretelle, surveille distraitement ses prisonniers tout en se bourrant une pipe, assis d'une fesse sur un tas de traverses.

« Salut, les potes! on dit, tout émus. On arrive de Paris! On va y retourner tous ensemble, vous autres avec, et dans pas longtemps ! Vous en faites pas ! Vous en avez assez bavé ! Ils l'ont dans le cul ! »

Les gars nous regardent arriver, appuyés sur leurs manches de pelles, pas excités, pas émus, ça, non. Pas trop ravis, non plus, on dirait. Comme des paysans qui verraient des Parisiens piétiner joyeusement leur blé pour venir leur donner le bonjour.

Au point qu'on se demande si on s'est pas trompés.

« Vous êtes Français, hein ? Prisonniers de guerre ? »

Un grand balaise placide finit par répondre :

« Ça se pourrait ben. Et alors? »

On leur tend les gâteries qu'on a prélevées sur nos provisions. Enfin, ceux qui en ont! Petits-beurre, sardines, figues sèches, morceaux de sucre, ou simplement les restes du saucisson et du pain distribués à Metz. Moi, je file le paquet de pipes que Chariot Bruscini m'a glissé quand il est venu, avec ma mère, me dire adieu à la gare de l'Est. Les gars empochent, disent merci, mais sans trop d'ardeur, comme un bedeau dit merci à la quête. On se sent pas aussi pères Noël qu'on aurait cru.

Il y a comme une gêne. On se regarde. Et voilà que l'affiche qu'il y avait entre eux et nous se déchire, l'affiche au prisonnier citron pas mûr, hâve et pathétique. Voilà qu'on a devant nous des gros pères rougeauds, pétant de santé, bardés de lainages, l'air de prendre le boulot du bon côté.

Le balaise placide finit par demander :

« Et où que c'est-y que vous allez, comme ça? »

Il s'en fout visiblement, mais c'est pour la politesse et les bonnes manières.

« Où qu'on va? Si on le savait! On nous a ramassés, on sait que c'est pour nous envoyer bosser quelque part en Allemagne, c'est tout ce qu'on sait.

Vous leur-z-y avez quand même bien dit là où que vous voulez aller? »

On se regarde, les jeunots. Plutôt sciés. Ça renifle le malentendu.

« Si tu crois qu'on nous a donné le choix, je dis.

Quand vous avez signé le contrat, ça y était pas écrit dessus, peut-être? Moi, je dis que des types comme vous autres, qu'ont choisi de travailler pour les Boches, eh ben c'est des pas grand-chose, v'ià ce que je dis, moi.

Mais, bon Dieu, on n'est pas volontaires, on est tous des forcés, quoi, merde, on est prisonniers comme vous! C'est les flics à Pétain qui nous ont faits aux pattes... »

Là, le gars se fâche.

« Causez pas mal de Pétain, hein ! Pétain, c'est Verdun. Mon père y était, la preuve. Pétain, il est en train

de les baiser tous, les Boches ! Et puis d'abord, faut pas confondre : nous, on est des prisonniers de guerre, on est des militaires. Faut pas dire n'importe quoi. » Les bras nous en tombent. Un Parigot hargneux lance :

« Hé ! les beaux militaires, si vous vous étiez pas sauvés comme des lapins, en 40... »

Je lui colle mon coude dans l'estomac. C'est pas la chose à dire, je le sens. Je m'écrie :

« Mais vous savez rien ! Rien de rien ! A Paris, on crève la faim. Les flics français, les flics à votre Pétain, ils marchent à fond avec les Fridolins...

— Touche pas à Pétain, t'as compris? Pétain, c'est l'armée française, et nous aussi. Moi je dis que c'est une honte que des merdeux comme voilà vous autres viennent gagner des sous en aidant les Boches à gagner la guerre pendant que nous autres on souffre la misère et la souffrance loin de la patrie et de pas voir nos femmes, v’là ce que je dis, moi. » Ses copains, en bloc, approuvent de la tête. Le Chleuh, sur son tas de traverses, commence à trouver que ça va comme ça. Il s'approche en se dandinant, gueule quelque chose qui se termine par « Lôss ! », appuyé d'un geste de la main facile à comprendre. Le gros gars lui dit :

« Fais pas chier, Fritz! T'es pas heureux, ici, avec nous ? T'es pas mieux qu'à ramper dans la neige chez les Popoffs? Tiens, pour t'aider à attendre la fin de la guerre. »

Il lui tend une gauloise. L'autre dit : « Ya, ya! La kerre, gross malhère! » Il allume sa gauloise et il se tourne vers nous : « Aber lôss ! Lôss ! »

Et bon, quoi, on est là, petits Parisiens tout maigres tout gris, devant ces paysans massifs bien pénétrés de leur statut officiel de héros nationaux attendrissants pour périodes historiques calamiteuses, croyant d'ailleurs dur comme fer à leur martyre et à notre indignité, et qu'est-ce que tu veux dire ? On est bien tout seul dans sa peau, merde.

D'ailleurs, des « Lôss ! » retentissent du côté du train, ça va repartir, faut qu'on y retourne. « Bon, ben, salut », on fait. Un prisonnier nie tire par la manche. Il sort à demi quelque chose de sous sa capote.

« Ça t'intéresse? »

C'est une plaque de chocolat. Je lis « Kohler ». C'est du suisse.

« Vingt marks. Tu le replaces quarante à un Chleuh, facile.

Mais, des marks, j'en ai pas, de marks! »

En fait, j'ai pas un rond.

« T'as bien une montre? Deux plaques contre ta montre. »

Ben, non, j'ai pas de montre. Le gars referme sa capote. Il tente encore, sans conviction :

« Des cigarettes, des américaines, ça t'intéresse?

J'ai pas le rond, je te dis. Mais d'où que t'as tout ça? »

Il se fait vague.

« Les colis, la Croix-Rouge, les comités... On se démerde, on échange... »

Ouais. La grande démerde. Je connais. Comme à Paris, quoi, pareil. Barbelés mon cul. Tous des petits malins. Des petits, des gros. L'époque des démerdards. Je me sens exclu, pas dans le coup, ducon la joie. Comme au bal. Je sais pas danser, je sais pas traficoter, le plouc intégral. Rideau pour les nénettes, rideau pour les côtelettes. Juste bosser, je sais. Comme papa, comme maman. « Tant qu'on a deux bras, on crève pas de faim », qu'elle disait toujours, maman, quand j'étais môme. Très fière. Tu parles ! Si t'as que ça, tes deux bras, même bien musclés pas feignants, tu crèves pas de faim, d'accord, mais tout juste. En temps normal. Les proverbes à belles moustaches morales, c'est pour les temps normaux. En temps pas normal, comme voilà maintenant, avec tes deux bras, et même si t'en avais quatre, tu la crèves, la faim, et en plus tu passes pour un con. Maman trouve ça injuste, et surtout anormal, comme si le Bon Dieu s'était détraqué. En 14, tout ce qu'on voudra, c'était pas cette chienlit ! Cette guerre-là ne joue pas le jeu.