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Je me dégotte un plumard libre tout en haut, j'aime pas avoir un type .qui me gigote sur la tête, et j'entreprends l'ascension par la face Nord. Il n'y a pas d'échelle.

La porte claque. C'est un Chleuh, dans un uniforme d'entre leurs uniformes, suivi de son Belge trottinant. Il nous scrute, un à un, puis désigne du doigt : « Diseur. Diseur. Ountt diseur dâ. » Je suis l'un des trois. Le Belge explique : « Vous trois, ici, vous êtes désignés pour l'Abteilung Quarante-six. »

Ma foi... En attendant, dodo. Je demande quand même, du fond de mon coma : « Ah ? Et pourquoi ça ?

— Parce que vous êtes grands et forts. Il faut des types costauds, sais-tu, au Quarante-six. »

Je sens comme une gêne dans sa voix lorsqu'il ajoute :

« Ils font les trois-huit, au Quarante-six. Les presses, ça ne sait pas s'arrêter, hein. » De plus en plus gêné :

« Ça veut dire que vous êtes une semaine du matin, une semaine d'après-midi et une semaine de nuit. »

Ouh là... Tu parles d'une vie! Maman, pourquoi m'as-tu fait si bel homme?

Il est maintenant vraiment emmerdé, le Belge : « Et vous autres trois, ici, hein, vous êtes justement de l'équipe de nuit, cette semaine. Vous prenez la relève dans une demi-heure. »Pour adoucir le choc, il me confie : « Au quarante-trois, ils font les douze-douze. »

 

 

*

 

C'est comme ça que je me suis retrouvé devant cette presse, avec, à ma gauche, Anna et, à ma droite, Maria. Maria...

REGARDE DE TOUS TES YEUX, REGARDE!

ET donc on m'a jeté là, dans cette énorme cloche de boucan, dans cette puanteur de bakélite brûlée, dans cette soupe jaune où l'on n'y voit pas à trois mètres. On m'a collé devant le mastodonte de ferraille noire et d'acier étincelant, on m'a dit : « Tu fais comme te montrent ces femmes-ci, une fois, hein. Aujourd'hui, tu apprends, tu as le droit de te tromper, mais n'en profite quand même pas pour exagérer, bien sûr, hein. Tu verras, c'est pas tellement difficile comme on pourrait penser à première vue, n'est-ce pas, et puis, dis donc, ne t'assois pas comme ça sur le bord de cette chose-ici, hein, surtout ne t'endors pas, dormir ça est du sabotage, sais-tu, ils n'aiment pas ça du tout, hein. Tu tousses? Ça passera, hein. Ça fait toujours ça, les premières fois, et puis après ça passe très bien, n'est-ce pas. Bon, alleï, je dois expliquer aux autres aussi, une fois, hein. Bon courage, quoi. »

Alors, voilà. Ces femmes-ici me montrent. C'est-à-dire Maria me montre. La minuterie sonne. Maria lève le doigt. Je la regarde, attentif. Je fais l'attentif. Je la regarde pour la regarder, elle. Maria dit : « Vott ! Aouf makènn ! » Elle déverrouille les machins qu'il faut, elle ouvre le ventre du monstre. « Vott ! » Elle rit. Me désigne du doigt. « Nou ! Vozmi ! Raouss némènn ! » Elle mime ce que je dois faire. Elle fait comme si elle empoignait le massif plateau par les oreilles et le sortait de là-dedans, elle fait ça d'un geste marrant, pfft, gracieux comme tout, avec un petit coup de sifflet et un clin d'œil, et puis elle éclate de rire.

D'accord. J'attrape le bazar par les poignées prévues pour ça, je le tire vers moi Sur ses coulisses et d'un seul coup j'ai tout le poids sur les bras, nom de Dieu, je m'attendais à du lourd, mais à ce point-là... Je fais « Houmpf! », je raidis mes avant-bras. J'ai bien failli prendre toute cette ferraille brûlante sur les cuisses.

Maria dit : « Astarôjna! Pass mal aouff, dou, Mensch! Tiajelô! » Elle a eu peur. Elle me montre le support où je dois encastrer la saloperie : « Vott ! Hîr liguènn ! »

Je m'en tire tant bien que mal. Elle approuve avec chaleur : « Kharachô ! Goûtt ! Zêr Goûtt ! » Elle me fait signe que c'est lourd : « Tiajelô! » Ah, ah. Tout fier d'avoir compris, je lui dis : « Tiajelô! Ouh là là! Vachement tiajelô ! » Je suis content. J'ai appris un mot d'allemand. Elle me regarde, sidérée. Elle se tourne vers Anna, lui dit quelque chose à toute vitesse. Les voilà toutes les deux qui me regardent, serrées l'une contre l'autre, mi-méfiantes, mi-ravies. Maria me dit quelque chose de très long qui se termine par « kharachô! ». Ça chante comme une musique. Je lui rechante ce qu'elle m'a dit, c'est-à-dire la musique de ce qu'elle m'a dit, juste le même air, toute la phrase, et je termine par « kharachô! » puisque ce sont les seules syllabes que j'aie démêlées. Maria éclate de rire. Le rire de Maria!

Je m'étais désigné du doigt et j'avais dit : « François », en articulant bien. Elle avait ri, incrédule, elle avait demandé « Kak ? » en fronçant le nez devant l'étrange bête. J'avais répété : « François ». Elle avait essayé : « Brraçva ». Avait examiné la chose. Avait recommencé, en s'appliquant : « Brraçva ». Avait éclaté de rire, secouant la tête devant ce truc pas possible. « Brraçva! »... J'avais pointé mon index vers elle et j'avais dit : « Toi ? » Elle avait brillé de tous ses yeux, de toutes ses dents, de tout son bleu, de tout son blanc, elle avait lancé, comme un défi, comme un triomphe : « Marîîa! » En appuyant de toute sa belle santé sur le i, comme la lune sur le clocher jauni d'Alfred de Musset. J'avais demandé à l'autre : « Toi? » Elle avait minaudé : «-Anna », le « A » majuscule gros comme le monde, le petit « a » de la fin escamoté, fondu dans l'anonymat incolore des voyelles muettes.

Je m'étais dit oui, compris, les Allemands, c'est comme en italien, quoi. Ils mettent l'accent tonique sur l'avant-dernière, pareil. Tous les étrangers pas français mettent l'accent tonique sur l'avant-dernière syllabe, c'est pas compliqué. Et ces prénoms : Maria, Anna, c'est des prénoms italiens, ça. Pourquoi imitent-ils les Ritals, ces Chleuhs? Et puis je m'étais dit pourquoi pas, il y a bien des Allemands qui s'appellent Bruno, ça doit être une espèce de mode, chez eux. Oui. J'ai toujours la tête qui combine des trucs. Tu lui donnes n'importe quoi, un mot, une herbe, une image, un copeau, un bruit, elle commence à tourner autour, le flaire, le retourne sur le dos, sur le ventre, fait des rapprochements, essaie des trucs, comme quand t'as une serrure et un paquet de clefs de toutes sortes, file dans les généralités, se raccroche à l'universel, philosophe à tout berzingue. Naturellement, déconne neuf fois sur dix. S'amuse bien, n'empêche. Tout l'intéresse, tout l'amuse, tout lui est rébus excitant dont la solution doit, d'une manière ou de l'autre, se raccrocher au grand Tout. Elle grignote la nouveauté comme une souris grignote le fromage, une souris gourmande, et joyeuse. Jamais en repos, toujours frétillante, elle avale tout et garde tout, le loge où il faut, quelque part dans une petite case, juste la bonne case, avec une étiquette dessus et un petit déclic avec une petite lampe, rouge la lampe. Dès que du nouveau se présente, infirme ou énorme, des déclics s'enclenchent dans tous les coins, des lampes s'allument, rouges, des circuits s'arabesquent, des parce que font lever des pourquoi, quelle merveille, le dedans d'une tête! Une véritable ville flottante, dirait Jules Verne. La mienne et moi on s'ennuie jamais ensemble.

J'ai pas choisi d'être là, j'ai pas choisi ce boulot de con. L'usine, horreur des horreurs. Plutôt qu'aller en usine, j'ai toujours préféré les travaux les plus pénibles, les plus sales, les plus méprisés. La tête des autres enfants de Ritals, à Nogent, quand je me suis fait maçon ! Merde, François, t'es dingue ou quoi ? Aller te coltiner de la brique sur le dos avec l'instruction que t'as? (J'avais décroché mon brevet élémentaire, distinction vertigineuse pour la rue Sainte-Anne!) C'est un métier de clochard, ça !... C'était le métier de leurs pères. Eux, ils étaient apprentis mécaniciens dans des garages, ou garçons bouchers, promotions flatteuses sur l'échelle des valeurs sociales. Maçon, plâtrier, terrassier... métiers tout juste bons pour d'épais croquants aux. sabots glaiseux, recrutés sur le quai de la gare de Lyon, ne baragouinant que le dialetto, et encore : taciturnes comme des bœufs. Travailler dehors, au soleil, à la pluie, ça ne te décolle pas de la paysannerie. Un maçon n'est qu'un cul-terreux mal dégrossi. La dignité commence avec un toit au-dessus de la tête du travailleur.