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Un pavillon de banlieue qui a dû être méticuleusement tenu, pour l'instant sens dessus dessous. J'y suis entré, cherchant un coin pour la nuit, je le croyais vide. Une grosse Allemande fanée surgit, en robe de chambre, me supplie de ne pas la dépouiller, m'apprend qu'elle adore les Russes, que son défunt mari était un Russe, il s'appelait Piotr, elle l'appelait son Pétrouchka, elle me prend pour un Russkoff. Là-dessus, un gradé russe s'amène, fouillotte dédaigneusement dans le bric-à-brac. Elle se cramponne à lui. Lui raconte, sanglotante, son Pétrouchka. Le Russe me dit : « Elle m'emmerde, la vieille, avec son persil! Pourquoi elle parle toujours de son persil? ». En Russe, « pétrouchka » veut dire « petit Pierre », mais aussi « persil ». Amusant, non ? Reprenez donc un peu de thé.

 

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Un matin. Une ferme. Quelque part dans ce putain de pays de lacs, d'étangs, de marécages et de rivières secrètes qui courent sous les herbes longues. Je me réveille. J'aime pas me réveiller. Aussitôt je me souviens, aussitôt la bête me mord au ventre. J'ai froid. J'ai dormi dans le foin. Le foin ne réchauffe pas, son odeur donne mal à la tête. Mais il y avait trop de monde dans la paille : un groupe de prisonniers français et belges particulièrement bavards.

Je pompe de l'eau, je me lave. Les kakis s'affairent à leur petit déjeuner. Surgit un officier russe en bras de chemise, les bretelles sur les mollets. Loge dans la maison, sans doute. Il demande quelque chose aux gars. D'où je suis, je n'entends pas. Ils n'ont pas l’air de comprendre. Il s'énerve, finit par se mettre dans une colère noire. J'arrive tout en m'essuyant. Je demande ce qui se passe au grand Belge qui a l'air de commander les autres. Il ne sait pas, le Russe est fou de rage, c'est tout. Je demande au Russe. Il s'épanouit. Enfin! Quelqu'un d'un peu moins con! A toi on peut te parler, au moins ! Je demande à ces nouilles de me raser le crâne, j'ai envoyé mon ordonnance faire une course, je suis pressé, et eux, comme des cons! Regarde-moi ça : ils sont verts de peur! Ils chient dans leur froc! Merde, c'est pourtant pas difficile à comprendre : raser le crâne !

J'explique aux Belges. Ouf ! Les rasoirs jaillissent, les blaireaux, même du savon à barbe « Palmolive » ! Sacrés prisonniers! Mais le Russe ne veut être rasé que par moi. Tu comprends, ces types-là sont trop cons, ils me couperaient la tête! Je le rase, j'ai jamais fait ça, vaut mieux que je ne l'écorche pas. Je m'en tire à peu près, il est content, il me donne un cigare. Je dis spas- siba tovarichtch guénéral, comme j'y connais que dalle dans les grades, autant lui en donner un flatteur, il me redit encore une fois ah, ceux-là, quels cons, m'étonne pas qu'ils aient perdu la guerre, et puis dasvidania, au revoir.

Comme les Américains, les Russes : comprennent pas qu'on puisse ne pas comprendre le russe! En toute ingénuité. Ça me rappelle qu'en russe « Allemand » se dit « Nemetz », qui vient de « nemoï » : le muet. Les premiers étrangers sur qui sont tombés les Russes des âges farouches devaient être des Allemands, et comme ils faisaient avec leur bouche des bruits qui ne voulaient rien dire, les Russes les ont cru muets, c'est tout simple. Quant à l'Allemagne, ils l'appellent « Guermania », comme tout le monde.

Les Franco-Belges m'invitent à partager leur collation, Ça tombe bien, je la saute. Biscuit de soldat, beurre américain, vrai café, lait en poudre (américain). Ils ont une charrette et un cheval. Tout le confort. Je leur demande où ils sont. Vers l'Ouest, bien sûr. Prochaine étape : Waren. C'est justement là que je vais, ce jour-là. Une ombre de piste...

Je leur demande si je peux marcher avec eux. Ils font un peu la gueule, se concertent, finissent par dire oui du bout des lèvres, je suis le seul civil, et pas beau à voir, je déparerai leur photo de famille. M'en fous, j'ai pas envie d'être seul, aujourd'hui. Je m'incruste, comme si on m'accueillait à bras ouverts.

 

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Ils ne sont pas désagréables. Un peu concons. L'officier russkoff n'avait finalement pas tellement tort : ils auraient dû comprendre ses gestes. Mais ils avaient d'avance tellement la trouille...

Ils parlent des Russes comme en parleraient de vieilles demoiselles anglaises. Des sauvages! Des mals élevés ! Des Mongols ! Plus Asiates qu'Européens ! Et leurs bonnes femmes ! De la femelle d'ours ! Ça fait l'amour comme ça laboure la terre. Aucune délicatesse, amène ton cul et v'ian! D'ailleurs, les Boches (Ils disent « les Boches », si si, comme grand-père!) c'est bien un peu pareil... Il n'y a vraiment que le Français pour savoir y faire avec les dames. Et gningningnin, et gningningnin, toute la merde, toute la diarrhée habituelle.

Il y a un Marseillais, un jeunot plein d'acné avec un béret de chasseur alpin. J'ai mis du temps à comprendre que ces Esseu-Esseu qui lui reviennent sans cesse dans la conversation ne sont autres que les S.S. Il raconte qu'il a vu un Russkoff qui avait fauché un réveille-matin et qui le secouait, qui le secouait, mais rien, le machin faisait tic-tac, et c'est tout. Le Russkoff, dépité, le jette par terre, et voilà que la sonnerie se déclenche, à toute volée. Le Russkoff sursaute, empoigne sa mitraillette et vide un chargeur sur le malheureux engin en poussant des hurlements de terreur... Tu parles ! C'est avec ça que les peuples se sont plaisir.

Il y a un sergent de la coloniale, joues creuses, teint jaune, dents pourries. Il chante toute la journée Le trompette en bois. Que ça. Toute la journée. Il se donne le ton à l'aide d'un petit harmonica, juste la première note, et vas-y :

 

Ah, dis, chéri, ah joue-moi-z-en !

D'ia trompette,

D'ia trompette...

 

La charrette avance doucement sur une petite route ombragée, déserte. Il ne faut pas fatiguer le cheval, on le bichonne, il doit « faire » jusqu'à Bruxelles, puis jusqu'à Paris, puis jusqu'à Marseille, c'est comme ça que les gars voient les choses, ils ont tous leurs petits souvenirs dans la charrette. On marche à pied derrière, on « soulage » dans les montées.

Un cheval aù grand galop surgit au tournant, un cosaque dessus. Le cosaque tire sur les rênes, le cheval stoppe à notre hauteur. Il est couvert d'écume, ses pattes tremblent. Le cosaque saute à terre, prend notre cheval au mors, commence à déboucler les harnais. Le prisonnier-en-chef bondit : « Eh là! Il est à nous, ce cheval ! On l'a acheté ! » Le cosaque dit « Chto ? » empoigne son espèce de mousqueton, le colle sur le ventre du gars, fait jouer la culasse.

« Mnié noujna éta lochadj ! J'ai besoin de ce cheval! Je le réquisitionne. Je vous laisse le mien à la place. »

Je traduis. Les gars se résignent. Et bon, qu'est-ce que tu veux faire ?

Je demande au cosaque où il cavale, comme ça. Au front? Il me regarde bizarre, et puis il rigole. Au front? Il n'y a plus de front ! La guerre est finie. Je ne le saisp as? Les Allemands ont signé l'armistice le 8 mai. Hiter est mort. Berlin est pris.

Eh, bien... Quel jour sommes-nous donc? Le 15 mai. Un mois et demi que je bats les routes.

Je dis tout ça aux autres. Ils n'en reviennent pas. Ils veulent savoir où sont les. lignes américaines. Oh, loin, loin vers l'Ouest. Sur l'Elbe? Il ne comprend pas « Elbe ». Je ne sais pas comment ça se dit en russe. Sur un fleuve ? C'est ça, sur un fleuve, sur le fleuve Elba'. Il me donne un nom de ville : Lioubka. Ça doit être Lubeck. Les gars digèrent tout ça, gravement.

 

*

 

J'ai lâché les Franco-Belges à Waren, c'est là que j'allais. C'est une petite ville au bord d'un lac. Le tuyau que j'avais était crevé, naturellement. Pis que ça : tellement inconsistant, tellement flou... Un prétexte à espoir. A condition que l'espoir précède le prétexte. L'espoir, j'étais bien obligé de m'avouer que je n'en avais plus guère. L'incertitude, je supporte mal. Quand je sais quoi faire, je déracine le monde, à griffes à ongles. Mais il faut que je voie quoi faire, nettement.