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Le travail d'usine, j'y avais goûté. J'avais quatorze ans, j'en avais marre de l'école, on m'avait proposé ça, j'avais dit d'accord. Je savais pas. J'ai tenu quinze jours. Une fraiseuse, ça s'appelait, ce machin. Je faisais de mon mieux, je suis le bon petit gars convenable et tout, mais s'il m'avait fallu y passer la vie, je me serais flingué, c'est sûr. A dix-sept ans, après une année dans les P.T.T. — le rêve de maman ! — comme auxiliaire au tri, viré, comme un malpropre en juin 40 pour cause d'austérité nationale, j'ai fait les marchés comme homme de peine, aide-vendeur et, surtout, tireur de voiture à bras. L'essence avait disparu, engloutie par les panzers du vainqueur, les automobiles et camionnettes conséquem- ment aussi, sauf à y adapter un gazogène à bois, cette excroissance extravagante et capricieuse, crachant la suie, postillonnant des étincelles, qui avait l'allure et le volume d'une raffinerie de pétrole collée comme un cancer sur le côté de la bagnole et dont l'usage n'était permis qu'aux entreprises collabos arborant sur le pare-brise 1'« Ausweiss » barré de rouge des S.P. (services publics) délivré par la Kommandantur.

Dans les brancards, je tirais comme un percheron, tout content d'en baver et de sentir ma force. J'ai toujours aimé le sport dans la vie autant qu'il m'emmerde sur un stade. Grimper les étages quatre à quatre, les dégringoler à la volée, marcher au pas de charge pendant des heures, courir après le bus et sauter en voltige sur la plate-forme arrière, avaler méthodiquement, sur mon vélo chargé à plier, des cent cinquante bornes dans la journée, porter à bout de bras ou sur le dos des poids terrifiants, j'adore ça. Je me sens vivre. Le complexe de Tarzan, toujours. C'est pourquoi quand, un soir, Roger Pavarini, mon pote, mon frangin, est venu me dire : « On embauche chez Cavanna et Taravella. Moi, j'y suis depuis hier. Si tu veux, présente-toi demain matin », j'ai aussitôt laissé tomber la légume et le pois caille, mes spécialités foraines, et je me suis amené « au bureau », rue Gustave-Lebègue, où régnaient les deux Dominique4.

Dix minutes plus tard, je piochais un tas de glaise sur le chantier même où travaillait papa. Tout surpris, papa. Et pas trop content. Il s'était bien gardé de me signaler l'aubaine. Il aurait tout fait pour que son « piston » ne soit pas un gâcheux de mortier comme lui, qué c'est oun mestière qué de la mijère y en a beaucoup, et même de trop. Moi, content comme l'oiseau. Je me dépensais au grand air, je travaillais comme un enragé, comme un chiot fou, gaspillant mes forces, accumulant les conneries, me faisant foutre de ma gueule par tous ces Ritals tannés recuits dans le ciment, qui me traitaient de bureaucrate et me conseillaient, pour ménager mes ampoules, de prendre la pelle avec les dents. D'ailleurs sans méchanceté : ils m'avaient vu naître, j'étais le piston à Vidgeon, à Gro Louvi, ils m'auraient préféré sachant un peu moins lire, mais bon, l'essentiel c'est de pas être feignant, seule tare impardonnable.

J'ai pas choisi d'être là, je me suis fait faire aux pattes comme un con, mais c'est la guerre, quoi, et l'Abtelung sechsundvierzig n'est quand même pas le Chemin des Dames.

 

*

 

Ça, alors... Je croyais parler allemand, je parle russe !

Je croyais Maria allemande — au vrai, je ne m'étais même pas posé la question —, elle est russe ! Ukrainienne, pour être précis (L'Ukraine? C'est quoi, l'Ukraine? Mes souvenirs scolaires : un vague nom quelque part sur la désespérante immensité vert pâle qui couvrait deux pages de mon atlas, avec « U.R.S.S. » étiré en travers, d'un bord à l'autre, dix centimètres de vide entre chaque initiale...). Anna aussi, et toutes les autres. Déportées par villages entiers. Traitées comme du bétail. Nous autres, à côté, c'est des roses.

Je sais ça, maintenant. Je sais aussi que l'insigne qu'elles portent cousu sur le sein gauche, un large carré d'étoffe bleue avec, ressortant en grosses lettres blanches, le mot « OST », n'est pas une espèce de badge de service, mais bien la marque infamante, à ne quitter sous aucun prétexte, de leur appartenance à une race abâtardie, une race d'indigènes colonisés occupant indûment d'immenses et fertiles territoires qui reviennent de plein droit au seul vrai peuple pur. L'homme germanique y tolère provisoirement ces sous-humanités afin d'y faire pousser les patates dont a besoin la Wehr- marcht pour finir de mener à bien son historique boulot de remise de l'Europe dans le sens de l'Histoire majuscule. Après, on verra...

Les Polonais, eux, portent un « P » jaune vif sur un carré violet-pourpre. Les spécialistes qui ont mis ça au point ont le sens de la décoration, pas à dire. En Allemagne, jamais on n'oublie l'aspect graphique, jamais.

Français, Belges, Hollandais, Tchèques, Slovaques ne portent pas de signe distinctif. Leur bâtardise reste dans" les limites décentes, faut croire. Nous pissons dans les goguenots des Allemands, ce qui témoigne de leur part d'une certaine estime. Se secouer la queue côte à côte est un geste qui ne se galvaude pas. Une petite vieille à l'œil de rat, puant le Schnapps et fredonnant d'un air vengeur des marches militaires, ou bien un invalide de Quatorze-Dix-huit (la kerre-gross malhère, Pariss-bédides fâmes) se tient là, balai à la main, prompt à pousser une serpillière zélée sur les gouttes sorties du rang. Accessoirement, signale au Meister ceux qui s'enferment à intervalles trop rapprochés pour rouler une sèche et offrir un peu de bon temps à leurs varices, le cul sur la faïence.

Russes, Ukrainiens, Polonais et autres pouilleries des steppes n'ont droit qu'à un trou dans une cabane en bois, au fond de la cour, bourdonnante de mouches, avec, barbouillés sur la porte qui ne descend qu'à hauteur de fesses, les mots « OST », ce qui veut dire « Est », en allemand, et « Dla Polakov », ce qui veut dire « Pour les Polonais », en polonais. Il paraît que, naguère, la demi-porte partait du sol et s'arrêtait à hauteur de fesses, afin que l'œil vigilant de la vertueuse Allemagne pût savoir à tout moment si l'occupant temporaire des lieux s'y trouvait bien effectivement seul, ainsi que l'exige la satisfaction d'un besoin naturel dénuée de toute intention sentimentale accessoire. La vertueuse Allemagne s'avisa un jour qu'une silhouette debout et apparemment solitaire quand on n'en voit que la moitié supérieure n'exclut nullement la présence indécelable d'une autre silhouette, accroupie, celle-là, et se livrant à l'abri de sa demi-porte à des activités sexuelles, et même dégoûtamment sexuelles, bien qu'il répugnât à la droiture allemande d'imaginer que de telles abominations pussent exister, fût-ce chez des peuplades dégénérées jusqu'à la liquéfaction. L'indignation et la nausée stimulant l'esprit méthodique du technicien affecté à ces choses, celui-ci conçut l'idée de la demi-porte cachant le haut plutôt que le bas : qu'on s'y prenne comme on voudra, il est difficile de se trouver à plusieurs en un même lieu sans que repose à terre un nombre correspondant de paires de pieds. Voilà la prévention du mal désormais efficacement assurée. L'ennui, c'est que certaines des opérations auxquelles est affecté ce lieu exigent l'accroupissement. C'est même le cas général en ce qui concerne les dames. Les gens des territoires de l'Est sont fort pudiques, même si cela est difficilement concevable pour un Allemand. Quand une personne sla- voïde de sexe féminin se trouve avoir à faire dans la cabane, elle ôte son tablier et le tient devant elle à bout de bras de façon à pallier l'absence de menuiserie protectrice. Les hommes, eux, se munissent d'un chiffon, d'un exemplaire du Völkischer Beobachter, ou, en cas de nécessité pressante, tendent devant eux leur pantalon déployé. Naturellement, la plaisanterie que chacun redécouvre périodiquement avec un plaisir inlassable consiste à s'approcher à pas de loup, à tirer d'un coup sec sur le pantalon et à se sauver avec...