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J'ai cherché pendant deux jours encore, sans y croire du tout. J'ai hésité à retourner une fois de plus à Stettin jeter un coup d'oeil dans ce camp de Russes, et puis je me suis vu d'avance dégustant la déception, je me suis dit ces cons qui l'ont enlevée l'ont foutue dans un bordel militaire, elle est enfermée, où veux-tu la chercher dans cette fin du monde? Oui, bon, j'ai désespéré, quoi, c'est comme ça que ça s'appelle. Prends-le comme tu veux. J'aurais dû m'acharner. D'abord prendre ça calmement, par le bon bout. Commencer par me payer huit jours de vacances au creux d'une ferme, à ne penser qu'à roupiller et à chercher de quoi bouffer. Après, j'aurais vu plus clair... Va dire ça à un type que l'angoisse dévore tout vivant !

Un jour, je me suis dit « C'est depuis la France que je la retrouverai. Quitter ce Moyen Age où on ne peut rien foutre que marcher et marcher. En terre civilisée, on peut agir. Il y a des organismes, des Croix-Rouge, des consulats. Il y a le téléphone, le télégraphe, les lettres. Dès que j'ai un indice sûr, je fonce la chercher. Si elle est en U.R.S.S., j'émigre en U.R.S.S. C'est ça qu'il faut faire, tout juste ça ! »

Sur le moment, ça m'a paru lumineux. Eblouissant.

Je me suis mis en route vers l'Ouest.

 

*

 

Tout ce qui va vers l'Ouest est rabattu sur Schwerin. Là, les Russes forment des convois de camions qui vous transportent en zone américaine. Les camions sont flambant neufs, et américains, déjà.

Dix ou douze routes en étoile convergent sur Schwerin. Elles y déversent un flot épais de « personnes déplacées » qui s'entassent et s'entassent dans la ville et ses faubourgs. Tout ça n'a rien à foutre, piétine, s'emmerde, s'impatiente, a faim, est plus ou moins malade, traficote, joue, vole, maquereauté des putes allemandes, se bat au couteau, assassine dans les coins noirs. Les Russes ne demandent qu'à se débarrasser au plus vite de cette fange capitaliste pour rester bien tranquilles entre eux dans leur conquête.

Les boulangeries industrielles, réquisitionnées, fournissent un pain gluant, moitié son et moitié balle, que nous prenons gratuitement dans les boutiques, sans avoir à attendre. On se sert soi-même. Les Allemands, eux, font la queue, et doivent payer les quelques grammes de leur ration quotidienne. S'il en reste. Tu refourgues ton pain au dernier de la queue, très cher, et tu vas t'en prendre un autre, mais faut avoir l'estomac, et aussi la crapulerie.

Timide début d'organisation du magma : la bureaucratie fait son apparition.

Des officiers ex-prisonniers de guerre établissent les listes des départs. Le bureau pour les Français est logé dans une école. Deux Français et deux Soviétiques l'occupent. Il s'agit avant tout, pour les Français, de dépister les fraudeurs, essentiellement les S.S. français ou belges, les engagés de la Wehrmacht, les miliciens, les collabos de la suite à Pétain, les kapos des camps, les Allemands camouflés... Pour les Soviétiques, il s'agit de hâter le mouvement de débarras, et donc de ne pas s'encombrer de ces chinoiseries. Que chacun lave son linge sale chez soi ! D'autant que les Français, lorsqu'ils débusquent un S.S., prétendent qu'il leur soit livré afin de passer en jugement, alors qu'ici tout S.S. est fusillé séance tenante, en bas, dans la cour, et on n'en parle plus.

Les échanges de vues ne sont pas faciles. Il leur faudrait un interprète. Je me propose. On m'accepte. Du coup, j'ai droit à un peu de paille dans un coin du préau de cette école, préau où sont allongés les malades français pas trop mourants, presque tous des chiasseux.

Ça dure comme ça trois-quatre jours, je me débrouille laborieusement, ces gars-là croiraient se déshonorer en s'abaissant à parler lentement ou à te répéter si t'as pas bien compris. Et puis arrivent deux Français enfants de Russes blancs émigrés, et je dis au revoir tout le monde.

Les nuits de Schwerin. Rafales de mitraillettes et éclats de rire : des patrouilles russes jouent à cachecache derrière les platanes, sous les fenêtres de l'école. Bourrés comme des coings. De temps en temps, un hurlement, un juron. Un type a morflé. Les autres applaudissent : « Gourré ! »

Toute la nuit, les chiasseux cavalent aux gogues. Tel que je suis placé, je dépasse un peu, ils se cognent dans mes panards, ça me réveille, me revoilà plongé dans le réel. Le réel, c'est : plus de Maria. Aussitôt, la tenaille aux tripes. J'ai peur... Et voilà qu'une nuit la chiasse me prend, moi aussi. C'est malade comme un chien que je me présente pour embarquer dans le camion.

Le Français qui préside à l'embarquement fait l'appel, liste en main. Pour une raison ou l'autre, ça déplaît au factionnaire russe —. russe et saoul — qui se met à lui chercher des crosses, finit par lui collér sa mitraillette sur le bide, et bon, ça va tout à fait mal. Survient un officier russe, un gros : ses épaulettes resplendissent d'une pourpre à mi-chemin entre la robe de cardinal et la glace à la framboise, ses bottes sont d'une finesse de gants de marquise. L'officier fronce le sourcil, qu'il a fort noir, et dit seulement : « A genoux, cochon ! » Le troufion tombe à genoux. « Daï avtomatt ! » Le troufion donne sa mitraillette. « Tu es un cochon. Tu ridiculises l'Armée Rouge devant ces cochons d'étrangers de merde. Tu n'es pas digne de porter une mitraillette. Je confisque ta mitraillette. On réglera nos comptes plus tard. » Le troufion pleure. Supplie : « Niet! Nié snimi avtomatt! », essaie de lui arracher la mitraillette, enlace de ses bras les genoux de l'officier et répète : « Niet! Nié avtomatt! » Pas la mitraillette! L'officier, comme une statue. Cependant, à je ne sais quel relâchement musculaire, le soldat a senti que l'officier, imperceptiblement, s'attendrit. Il se relève, ,toujours pleurant et suppliant. Baise l'épaulette gauche de l'officier, humblement, plusieurs fois. L'officier se laisse fléchir. Il lui colle 1'« avtomatt! » entre les mains, rudement. « Vozmi! A tepièr', vonn' otsiouda! » Attrape! Et maintenant, fous-moi le camp! Le gars, secoué de sanglots de bonheur, serre 1'« avtomatt » contre son cœur, la couvre de baisers et s'en va. Les Français ouvrent des yeux grands comme ça. Petite scène pittoresque pour l'album de souvenirs.

 

*

 

La file de camions joue des hanches entre les cratères. Ces cons-là foncent comme des dingues, font la course entre eux, se cognent les pare-chocs à grands éclats de rire. Bourrés, cherche pas. Nous, dans la caisse ouverte, tellement serrés que ceux du bord se cramponnent aux autres pour ne pas basculer par-dessus la ridelle, nous mâchons la poussière blanche. Le camion qui suit le mien bifurque soudain à gauche dans une espèce de piste en plein champ. Ça doit être un raccourci35.

Des troufions bizarres, vêtus de petits blousons trop courts et de pantalons trop serrés qui moulent leurs grosses fesses — ils ont tous des grosses fesses, même les maigres, et les reins arqués, aussi — nous regardent passer. Perdu dans mes pensées saumâtres, j'ai la réaction lente, mais les mecs, autour de moi, s'écrient : « Les Ricains! », et font des saluts frénétiques, et sautent en l'air, et gueulent « Hourra! ». Les blousons à gros culs font un geste mou et disent « Hello! » en mâchant leur gomme. Ils mâchent vraiment de la gomme.

Nous y sommes donc. La ligne est franchie. Il n'y a eu aucune formalité, on ne s'arrête même pas.

Et là, tout de suite, qu'est-ce qu'on voit? A droite à gauche, serrées sur l'immense plaine jusqu'à l'horizon, des voitures feldgrau. De toute sorte. Des « Kubel » décapotables aux angles à la règle, des Mercedes d'officiers, des camionnettes, des tractions fauchées en France, des automitrailleuses, des blindés et des semi- blindés, des trucs à chenilles, des camions des camions des camions, des motos des motos des motos... Tout ça immatriculé S.S. ! Sauf, par-ci, par-là, une ou deux WH : Wehrmacht. Sur des kilomètres et des kilomètres! Les fumiers ! Les enculés ! Voilà. Pendant que les pauvres cons du Volkssturmm se faisaient hacher pour retarder les Russkoffs,„pendant que nous autres racaille de merde on nous faisait creuser des trous devant les lignes et puis marcher « vers l'Ouest », revolver dans le cul, pendant ce temps-là les Seigneurs de la guerre, l'élite des élites, la fleur de la race, l'honneur de l'Allemagne, ils fonçaient de tous leurs moteurs vers l'indulgente Amérique, son chocolat au lait, ses cigarettes, son chewing-gum... Leur grand opéra de merde, leur Tétralogie exaltée, c'était du bidon. Crépuscule des Dieux mon cul. Rien dans la culotte. Ou plutôt, si : la diarrhée de la trouille verte. Surhommes dans la victoire, bouses dans le revers. Pour les Ricains, un prisonnier de guerre est un prisonnier de guerre. Pour les Russes, un S.S. est un S.S. C'est que les Russes les ont eus sur les reins pendant trois ans, les S.S. Les Ricains, non.