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François, toute ta vie rappelle-toi les champs de bagnoles S.S. de la zone américaine! Les milliers de milliers de plaques S.S. à peine la ligne franchie... Si, par hasard, un va-t-en guerre, de quelque couleur qu'il soit, parle devant toi de « sacrifice suprême », de « verser son sang jusqu'à la dernière goutte plutôt que de se rendre », de « la gloire du soldat qui est de mourir en combattant », aussitôt projette-toi ça dans son petit cinoche : l'océan feldgrau des belles voitures S.S. bien astiquées, bien alignées, à perte de vue, à perte de vue.

 

*

 

Et quelle est la première chose qu'ils font, les Ricains ? Ils nous enferment derrière des barbelés ! Sentinelles, M.P. défense de sortir. « Pour éviter les incidents »! Nous risquerions de provoquer les paisibles populations allemandes. Les paisibles populations, nous les voyons se pavaner de l'autre côté des barbelés, du bon côté, en habits du dimanche. Les jeunes filles s'accrochent de l'officier américain au bras, toutes fiè- res. Les moches se rabattent sur le simple troufion. J'ai rien contre, j'aime mieux voir ça que la queue pour le viol, mais je vois pas pourquoi on m'enferme, moi. Si ces gens sont innocents, que suis-je, alors ?

Des qui râlent sec, c'est les rescapées en pyjamas rayés. Elles arrivent de Neubrandenburg, et aussi d'un autre camp, un bled qui s'appelle Ravensbriick. Elles restent groupées entre elles, ne se mélangent pas. Certaines ont la tête rasée. Les hommes aussi, mais ça frappe moins, forcément.

De temps en temps, remue-ménage : quelqu'un a repéré un S.S. ou un ex-kapo, qui essaie de se faufiler. Les « politiques » veulent lui faire la peau sur place, discrètement, parce que ces grands cons d'Américains les chouchoutent, leur font un sermon et les envoient en Amérique dans des camps quatre étoiles, et ça, ils ont du mal à le digérer, les « politiques ».

Dès l'arrivée, tu passes à la désinfection. Ils te soufflent une poudre blanche partout, sans même te faire déshabiller. Tu entrebâilles ton col, une giclée entre les nichons, une giclée dans le dos, tu entrebâilles ton froc, devant derrière, et puis une bonne giclée dans les cheveux, ça y est, la vermine est morte, c'est un produit magique, un truc ricain, du D.D.T., ils appellent ça. Un coup de tampon sur le dos de la main pour prouver que tu y es passé, et tu vas te faire enregistrer au bureau.

Là, on te donne une étiquette que tu t'accroches à un bouton. Et puis on te change tes marks. Tu donnes tes Reichsmarks, on te donne l'équivalent en monnaie d'occupation. Que tu pourras changer en France. J'ai- pas un rond, je fais pas la queue. Mais faut voir les matelas que les mecs sortent de sous leurs vareuses ! Alors, voilà qu'on sanctifie le travail effectué pour l'industrie de guerre ennemie? Bien con j'ai l'air! Les gars de la Mayenne avaient raison : le travail et l'épargne sont toujours récompensés... Quand je pense qu'en zone russe les Reichsmarks se ramassent à la pelle, plein les caniveaux! Maria et moi, on en aurait ramassé tant qu'on aurait pu, on aurait de quoi s'acheter le pavillon ! Oui, Ducon, mais Maria, a pus. C'que t'en foutrais, du pavillon?... Je voudrais bien avoir le courage de me tuer.

Quarante-huit heures dans ce camp de merde et de cafard, et puis en voiture ! Wagon à bestiaux. Hollande. Belgique. Je vois rien. Malade comme jamais encore. Toutes les cinq minutes, je m'accroupis à la porte, cramponné à un mec pour pas tomber, et je me vide sur le ballast. Des gares. Des dames dévouées. Des bols de soupe. De soupe aux rutabagas. Pas si finie que ça, la guerre. Impossible avaler. Rencoquillé sur la paille, en chien de fusil, à claquer des dents.

Lille, tout le monde descend. J'essaie de me répéter avec émotion que je suis en France. M'en fous. Une caserne. Première fois de ma vie que je mets les pieds dans une caserne. Je ne les connais que par Courteline. C'est exactement comme dans Courteline. Murs marron en bas, jaune sale en haut. Dortoir. Immense. Bureaux. Là, c'est sérieux. Un militaire à gueule de contremaître fayot épluche mon cas. S.T.O? Ils disent tous ça! Pas volontaire, des fois? Non. Vos papiers? Tout perdu... Ah ! ah !... Avez-vous commis quelque acte de résistance? Résistance?... Au fait,.mais bien sûr! Sauf que ça me serait pas venu à l'idée d'appeler ça comme ça. Oui. Sabotage. J'ai même eu trois, avertissements écrits de la Gestapo, dont un sévère. Deux ans dans un Strafkommando... Eh, mais, c'est très bien ! Vous pouvez prouver ça! J'ai tout paumé, je vous dis ! C'était dans ma valise, la valise de jeune fille à maman, des Russes me l'ont fauchée, et ma femme avec! Oui, oui, bien sûr... Ça fait que vous pouvez raconter ce que vous voulez ! Bien commode... Il m'emmerde, ce rempilé. C'est ça, traitez-moi de menteur, je lui dis. Et puis la colère me monte, je me mets à gueuler. Traitez-moi tout de suite de volontaire, de S.S., pourquoi pas ? Vous voulez voir mon tatouage ? Il est dans le trou de mon cul, mon tatouage de S.S. ! Et je commence à défaire mon futal, je suis fou enragé, je les emmerde, j'ai plus rien à perdre. Deux troufions m'empoignent, l'un des deux me glisse à l'oreille « T'occupe, c'est un enculé, joue pas au con. » Je me calme. Le juteux me reprend en main. Vous savez que vous aurez à remplir vos obligations militaires ? On vous dressera le poil. Quand êtes-vous né? Février 1923. Classe 43, eh? La seule classe exemptée de service militaire! Comme par hasard ! Vous devrez le prouver, mon gaillard ! D'accord, m'sieur, d'accord, une fois chez moi, ça sera facile... Appelez-moi « mon adjudant »! Non, rn'sieur, j'chuis pas troufion, moi, j'ai rien à foutre de vos conne- ries.

Il me file, à regret, une carte de rapatrié qui doit, parait-il, me permettre d'obtenir des tickets d'alimentation et tout ça. Des tickets... Oh! merde. Ils en sont encore aux tickets !

Je fais un tour dans Lille. Le soleil tape comme une bête. Lille est une ville qui demande à être vue sous une pluie battante. Comme ça, en plein soleil, elle est triste à pleurer. Je pleure. J'ai les jambes qui fondent. Je rentre me répandre sur mon lit de camp,'dans mon coin de dortoir, à proximité des chiottes.

De nouveau en wagon à bestiaux. Le train se traîne, s'arrête partout bols de Viandox, bols de café au lait, soupe aux rutas. Envie de vomir. Semi-comateux. Je claque des dents. Un ex-prisonnier me file sa vareuse comme couverture. Gare du Nord. Il fait nuit noire. On nous réunit dans le hall. A cette heure-ci, il n'y a plus de métro, alors on va s'occuper de vous jusqu'au matin, pas de pagaille, restez groupés, s'il vous plaît.

On nous fait remonter le boulevard Magenta, puis le Rochechouart jusqu'à la place Clichy. Paris est comme s'il n'y avait jamais eu la guerre. Pigalle fonctionne à tout va. Du troufion américain partout. Bourré, cela va sans dire. Beaucoup de négros. Dans de drôles de petites bagnoles à nez de bulldog ouvertes à tout vent comme des autos tamponneuses, des malabars en casque blanc marqué M.P. se faufilent, balançant des gourdins. De Barbés à Clichy, c'est une nouba pas croyable. Revues nues, strip-tease, plumes dans le cul, cinoches, bistrots, ça usine, on marche entre deux haies delumière, clignant des yeux comme des chouettes au soleil. Beaucoup se laissent happer par l'un ou l'autre troquet. Moi, hébété, je suis le troupeau.