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On nous fait entrer dans un cinéma géant, le Gaumont-Palace. Je connaissais le Rex, mais pas le Gaumont. Je m'affale sur une marche d'escalier, tout en haut. Le cinoche est bourré à craquer. Il y a de tout : du prisonnier, du déporté, du S.T.O. L'ambiance est orageuse. On se sent un peu traité comme du bétail, c'est pas exactement les bras grands ouverts, les larmes à l'œil et les « Marseillaises » qu'on aurait cru.

Des jeunes filles d'excellente famille se faufilent avec des seaux et des quarts d'aluminium. Dans les seaux clapote du vin rouge. Elles plongent le quart dans la vinasse, te le tendent avec un grand franc sourire : « Un coup de rouge, mon brave? » Je jure qu'elles disent ça, comme ça! Il y a des bons cons de prisonniers pour accepter le pinard, les yeux humides du chien qui remue la queue, mais la plupart des mecs, quand même, se rendent compte. Trois ou quatre seaux sont envoyés d'un coup de pied par-dessus la rampe du balcon. Une demoiselle de bonne famille se voit en moins de deux déculotter et asseoir dans le seau, le cul dans la vinasse. L'émeute gagne, il y a du viol dans l'air, une voix aiguë appelle les flics. Les flics... Ils seraient bien en peine de pénétrer dans le pudding humain. Des officiers fringants viennent au secours de ces jeunes filles au grand cœur qui pourraient être leurs sœurs, ou leurs fiancées.

« Allons, les gars, quoi, nous sommes entre Français ! Nous n'allons pas nous conduire comme des Boches ou des Mongols ! » Les Mongols, ils te pissent au cul, les Mongols, Ducon. Les Boches aussi, d'ailleurs. Enfin, bon, ça se tasse. Un type, en douce, hume une petite culotte conquise de haute lutte. Pour apaiser la tension, on va nous faire du cinéma.

Immense hurlement d'enthousiasme. Le rideau s'escamote, l'écran s'illumine. « La Libération de Paris », documentaire vécu. On aurait préféré Laurel et Hardy, mais on n'est pas fâchés de voir un peu ce qui s'est passé ici pendant qu'on était là-bas.

Dès les premières images, on est soufflés : il n'y en a que pour les flics! C'est eux qui ont tout fait. Combats autour de la Préfecture de Police, de l'Hôtel de Ville. Flics à plat ventre faisant le coup de feu. Flics poussant des prisonniers chleuhs, mains sur la nuque... La plupart des gars entassés là ont été embarqués par des flics, de braves flics français. Il y en a qui croient reconnaître parmi les héros ceux qui les ont arrêtés, tabassés et livrés aux Chleuhs. Ça commence à houler. « Fumiers! » « Salopes! » « Toujours du côté du manche! » Le chahut devient grandiose. Les bras de fauteuils se mettent à voler, puis les fauteuils.

Un « politique » saute sur la scène et hurle : « Camarades, c'est une honte! Une insulte à notre martyre! Tous les flics qui ont été flics sous Pétain auraient dû être fusillés ! Même ceux qui ont rendu des services à la Résistance, parce que ceux-là jouaient simplement sur les deux tableaux ! »

La salle hurle « Ouais! » « Mort aux flics! » « Mort aux vaches! ». Clameur énorme. J'en profite pas bien, la tête me tourne, je suis sur le point de tomber dans les pommes. La chiasse s'est arrêtée, mais je grelotte de fièvre. De toute façon, le chahut ne va pas bien loin, un autre gars monte sur la scène pour expliquer que l'épuration est en cours, qu'elle ne peut pas se faire en un jour, que tous les traîtres, les délateurs et les collabos seront châtiés comme ils le méritent, qu'une bonne part ont déjà été collés au poteau et que ça ne fait que commencer, mais cela doit s'opérer dans l'ordre et la dignité parce que si le peuple de Paris s'est libéré lui-même (ricanements dans la salle), ce n'est pas pour offrir à nos alliés le triste spectacle de l'anarchie et du règlement de comptes mesquin... Tous unis pour la reconstruction... Je sais pas comment il a fini, je roupille. Et sans doute que les autres aussi se sont endormis, crevés qu'ils étaient, et que c'était justement ça le but du discours de l'autre pomme : nous avoir à la fatigue.

Mon premier métro. Aucun choc au cœur. Comme si je l'avais pris tous les jours depuis trois ans. Je me fous de tout. Tout a un goût de merde. Tout a un goût de mort.

Je prends le train à la Bastille, le petit train à impériale, il est toujours là, il crache toujours ses escarbilles dans l'œil des rigolos qui voyagent sur l'escalier. Je ne paie pas : je montre ma carte de rapatrié, et j'ai même droit à un sourire ému de la poinçonneuse. Assises en face de moi, deux pisseuses dans les dix-sept dix-huit, ternes et cons, maquillées jusqu'aux tifs ça les arrange pas, quand on est con on est con, une fille moche et con qui se maquille se maquille comme un con et est encore plus moche, ça cause bal, on est samedi, le cafard m'empoigne aux tripes, et monte, monte, qu'est-ce que je suis revenu foutre ici, bon Dieu de merde, qu'est-ce que je suis revenu foutre?

- Papa-maman. Exclamations prévues. J'arrive pas à être au diapason. Je me traite de dégueulasse et de cœur sec, alors, mon salaud, y a que le cul qui t'intéresse, le cul qui te fasse vibrer, qui puisse te rendre heureux ou malheureux, te faire sauter de joie ou crever de chagrin? Ben, oui. Je suis comme ça. Je découvre avec gêne, avec honte, que je donnerais tout au monde pour être avec Maria, que si demain il faut aller vivre dans un camp de déportation sibérien pour être avec elle j'y courrai avec joie, je laisserai tout, que même papa, même papa, je suis prêt à l'abandonner dans ses larmes pour rejoindre Maria. C'est comme ça.

J'ai cru bien souvent avoir peur, pendant ces années. Je sais maintenant que je n'avais pas peur, même quand la mort était quasi certaine et que tous perdaient les pédales. La peur, je le sais maintenant, je ne l'ai connue qu'au moment où j'ai perdu Maria, et depuis ce moment elle ne m'a plus quitté. Et c'est quelque chose d'abominable, qui me réveille vingt fois tout hurlant, qui me fait fuir la compagnie des autres, parce que je n'ai pas envie de parler d'autre chose que de ça et que je n'ai pas envie de leur parler de ça.

Je ne savais pas que j'étais de ceux qui vivent et crèvent d'amour. Je ne me connaissais pas. Je voudrais être comme les autres, moins violent, moins entier, moins excessif. Mes plaisirs, mes espoirs seraient moins bouleversants, mais aussi moins dévastatrices mes déceptions, moins anéantissants mes chagrins. Je voudrais avoir le courage de me flinguer. Des mots, oui, bien sûr. Je sais bien, je le ferai pas. C'est histoire de m'attendrir sur moi-même, de me jouer le cinéma de mon propre mélo... Même malheureux à crever, il fautqu'on se joue la comédie du malheur.

 

*

 

Une année entière à cavaler de comités de la Croix- Rouge en consulats, de missions culturelles -ou économiques en ambassades... J'apprends que le général Catroux part à Moscou, je réussis à faire passer une lettre par quelqu'un de son entourage... Tous les messages que j'ai confiés aux services soviétiques, je suppose qu'ils s'en sont fait des rembourrages d'épaulettes, après avoir bien rigolé...

J'ai quand même eu des nouvelles de Maria. Une fois. Par hasard. A la fin de 1945. Dans une réunion d'anciens de Baumschulenweg, je rencontre deux gars que je n'avais pas revus depuis que Maria et moi nous nous étions enfuis de la colonne, sur la route, après Neubrandenburg.

« Dis donc, ta Maria, on l'a rencontrée! Elle nous a demandé de l'emmener avec nous en France, elle disait que vous vous étiez perdus mais que certainement tu la cherchais, que tu l'attendais. Elle pleurait, elle se cramponnait...Et vous ne l'avez pas ramenée ?

Ouah, dis, eh, nous, mon vieux, on s'est dit merde, s'il l'a larguée en douce et qu'on la lui ramène, mince de surprise, il va faire une drôle de gueule !

Bande de cons! Vous saviez pourtant bien comment c'était, nous deux! Fallait la croire! Elle est ma femme, non ?

Oh! dis, eh, et suppose que t'aurais été marié en France, ou fiancé, hein? Tu serais pas le premier qui aurait largué sa gonzesse de guerre une fois la guerre finie, mon pote ! Nous, ces histoires de cul, c'est pas nos oignons. »