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On ne peut nier que Lawrence est magnifique dans ses descriptions de sensations physiques ; ce qui n’avait d’ailleurs pas empêché Gibson de le battre sur son propre terrain. Il avait consacré un chapitre entier au mal de l’Espace, décrivant chaque symptôme en détail, depuis les nausées d’avant-garde, parfois repoussées au prix d’un gros effort de volonté, en passant par les soulèvements internes que même les plus optimistes ne pouvaient plus ignorer, jusqu’aux cataclysmes organiques de la période finale, suivis de l’impitoyable et ultime épuisement.

Ce passage avait été un chef-d’œuvre de réalisme absolu. Quel dommage que son éditeur eût insisté pour le supprimer ! Il s’était donné beaucoup de mal pour ce chapitre et en avait réellement vécu les sensations en l’écrivant. Ainsi, même à présent …

— Je n’y comprends rien, déclara pensivement l’officier sanitaire, tandis qu’on évacuait le romancier, maintenant inerte, au travers du sas. Il a passé avec succès ses tests médicaux et il aura très certainement reçu les piqûres d’usage avant de quitter la Terre. Ça doit être un cas psychosomatique.

— Je ne sais pas ce que c’est, se plaignit amèrement le pilote en suivant le cortège au cœur de la Station de l’Espace n° 1, mais je voudrais tout de même bien savoir qui va nettoyer mon appareil !

Personne ne sembla disposé à répondre à cette grave question, et Martin Gibson encore moins que tout autre. Le malheureux n’avait pour l’instant que la vague notion de murs blancs défilant dans son champ de vision. Peu à peu, il ressentit une impression de pesanteur croissante, tandis qu’une chaleur douce et caressante commençait à se glisser dans ses membres ; il prit enfin pleinement conscience de son entourage. Il se trouvait dans une salle d’hôpital, et une batterie de lampes infrarouges le baignait d’un rayonnement tiède et énervant qui pénétrait ses chairs jusqu’à l’os.

— Eh bien ? prononça enfin le docteur.

Gibson sourit faiblement.

— Je suis confus, dit-il. Est-ce que cela risque de se reproduire ?

— Je ne sais même pas pourquoi cela vous est arrivé ! C’est tout à fait exceptionnel ; les médicaments que nous possédons à l’heure actuelle sont réputés infaillibles.

— Je crois que c’est ma faute, reprit le romancier. Voyez-vous, j’ai l’imagination assez fertile et je m’étais mis à évoquer les symptômes du mal de l’Espace — d’une façon très objective, bien sûr — mais avant que je sache ce qui se passait, je …

— Halte-là ! ordonna durement le docteur. Mettez un terme à vos spéculations ou nous serons obligés de vous renvoyer sans délai sur Terre. Il ne faudra pas vous livrer à ce manège si vous allez sur Mars, sans quoi il ne restera pas grand-chose de vous dans trois mois.

Un frisson passa le long de l’échine torturée de l’homme de lettres. Il se remettait rapidement et le cauchemar de tout à l’heure s’estompait déjà.

— Ça ira très bien, dit-il. Laissez-moi m’échapper de cette fournaise avant cuisson complète.

Il se remit sur pied sans trop d’assurance. C’était une étrange impression que de retrouver son poids normal, ici, dans l’Espace. Il se souvint alors que la Station n°1 pivotait sur son axe et que les quartiers résidentiels étaient construits le long des parois extérieures, de sorte que la force centrifuge donnait l’illusion de la pesanteur.

La grande aventure, songea-t-il avec regret, n’avait pas très bien commencé. N’empêche qu’il était décidé à ne pas se laisser renvoyer chez lui, en disgrâce. Ce n’était pas seulement une question de fierté personnelle, mais l’effet sur le public et sur sa réputation serait déplorable. Il frémit en imaginant les titres des journaux :

GIBSON DE RETOUR !

LE MAL DE L’ESPACE FAIT RECULER

LE ROMANCIER-ASTRONAUTE !

Même les hebdomadaires littéraires sérieux le tourneraient en ridicule. Quant au Times, mieux valait ne pas y penser !

— Heureusement, reprit le médecin, que nous disposons de douze heures avant le départ de l’astronef. Je vais vous conduire à la section de pesanteur nulle, pour voir comment vous réagirez là-bas, avant de vous délivrer un bulletin de santé convenable.

Gibson pensa que c’était une bonne idée. Il s’était toujours considéré comme suffisamment apte ; jusqu’alors, il ne lui était jamais sérieusement venu à l’esprit que ce voyage pouvait être inconfortable, mais aussi dangereux. On pouvait rire du mal de l’Espace quand on ne l’avait pas expérimenté, mais après, c’était une autre histoire …

La station intérieure, la Station de l’Espace n° 1, ainsi qu’on l’appelait habituellement, ne se trouvait qu’à deux mille kilomètres de la Terre ; elle bouclait le circuit autour de la planète toutes les deux heures. Ayant été, à l’origine, le premier tremplin de l’homme vers les étoiles, elle n’était plus indispensable aux voyages intersidéraux, mais sa présence exerçait encore un effet sensible sur les conditions économiques du vol interplanétaire. Toutes les traversées vers la Lune et les autres planètes partaient de là. Les vaisseaux atomiques, peu maniables, flottaient à côté de cet avant-poste de la Terre tandis que les cargaisons étaient chargées dans leurs flancs. Un service navette de fusées à carburant chimique reliait la station avec la planète, car une loi interdisait à tout appareil à propulsion atomique de naviguer à moins d’un millier de kilomètres de la surface terrestre. Cette marge de sécurité était même considérée comme insuffisante par beaucoup, le souffle radio-actif d’un propulseur nucléaire pouvant couvrir cette distance en moins d’une minute.

La Station n° 1 s’était agrandie avec les ans par des adjonctions progressives autour du moyeu central, si bien que les techniciens qui l’avaient conçue à l’origine ne l’auraient jamais reconnue. Autour de l’axe s’étaient multipliés les observatoires, des laboratoires de transmission dotés d’antennes fantastiques et d’un tas informe d’équipement scientifique que seul un spécialiste aurait pu identifier. Mais, en dépit de toutes ces additions, la tâche essentielle du satellite artificiel consistait toujours à ravitailler en carburant les petites fusées dont se servait l’homme pour défier l’immense solitude du système solaire.

— Êtes-vous bien sûr de vous sentir mieux maintenant ? demanda le docteur en voyant Gibson esquisser quelques pas.

— Je pense que oui, répliqua l’interpellé, sans se compromettre.

— Alors venez avec moi au centre d’accueil, on vous servira un réconfortant — une bonne boisson chaude, ajouta-t-il pour éviter tout malentendu. Vous pourrez vous asseoir et lire le journal pendant une demi-heure, en attendant que l’on décide de votre sort.

Il sembla au romancier qu’il accumulait déception sur déception. À deux mille kilomètres de la Terre, en plein milieu des étoiles, il était contraint d’aller consommer un thé douceâtre — du thé ! — dans une espèce de salon d’attente de dentiste. On n’y voyait aucune fenêtre, probablement parce que la vue du ciel tourbillonnant à toute vitesse aurait pu réduire à néant l’excellent travail du personnel médical. La seule façon de passer le temps était de feuilleter la pile de revues, des revues qu’il avait d’ailleurs déjà lues. Elles étaient peu maniables car il s’agissait d’éditions ultra-légères, apparemment imprimées sur papier à cigarettes. Par bonheur, il tomba sur un très ancien numéro d’Argosy qui contenait un récit écrit par lui, mais depuis si longtemps qu’il en avait complètement oublié la fin et dont il fit son délice jusqu’au retour du docteur.