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— Votre pouls paraît normal, déclara presque à regret l’homme de science. Nous allons vous conduire à la salle de pesanteur nulle. Suivez-moi et ne vous étonnez de rien, quoi qu’il arrive.

Sur cette singulière réflexion, il mena son patient dans un large couloir brillamment éclairé qui semblait s’incurver vers le haut dans les deux directions opposées, à partir de l’endroit où il se tenait. Il n’eut pas le temps de détailler le phénomène, car son guide venait de faire glisser une porte située sur le côté et escaladait une série de marches métalliques. Gibson fit machinalement quelques pas derrière lui, puis il réalisa soudain ce qu’il y avait au-delà et s’arrêta pile en poussant malgré lui un cri d’étonnement.

Directement sous ses pieds, l’inclinaison de l’escalier était raisonnable, de l’ordre de quarante-cinq degrés, mais elle devenait rapidement plus abrupte jusqu’à ce que les marches finissent par s’élever à la verticale une douzaine de mètres plus haut. Plus haut encore — et c’était là une vision propre à dérouter tout nouveau venu — la pente s’accentuait implacablement et les marches arrivaient en fin de compte juste au-dessus de sa tête, puis elles disparaissaient dans une courbe dont l’autre extrémité devait être située derrière lui !

Le docteur perçut son exclamation et se retourna avec un rire rassurant.

— Il ne faut pas toujours en croire vos yeux, dit-il. Montez, voyez comme c’est facile.

Gibson obéit à contrecœur mais, ce faisant, il commença à comprendre que deux choses bizarres se produisaient. Tout d’abord, il devenait graduellement plus léger ; ensuite, et malgré la raideur apparente de l’escalier, l’inclinaison de quarante-cinq degrés restait constante sous ses pieds. La direction verticale elle-même s’inclinait à mesure qu’il progressait, de sorte qu’en dépit de la courbure croissante, la pente ne changeait jamais.

Il ne fallut pas longtemps pour en trouver l’explication. La pesanteur factice n’était due qu’à la force centrifuge produite par le mouvement rotatif de la station sur son axe et, au fur et à mesure qu’on approchait du centre, cette force diminuait jusqu’à devenir inexistante. En se rapprochant de l’axe, l’escalier décrivait une sorte de spirale dont Gibson avait autrefois connu le nom en géométrie. Dans le plan de la pesanteur artificielle, l’inclinaison demeurait constante sous le pied, en dépit de l’illusion d’optique. Il s’agissait d’une de ces particularités auxquelles les habitants des stations de l’espace devaient s’habituer assez rapidement. Lorsqu’ils retournaient sur Terre, il est probable que la vue d’un escalier normal était tout aussi choquante à leurs yeux.

Au terme de l’ascension, la notion de haut ou de bas n’existait plus. Gibson et son guide débouchèrent dans une grande salle cylindrique qui eût été entièrement vide sans la présence de cordes qui la sillonnaient dans tous les sens. À une extrémité s’ouvrait un hublot d’observation par où pénétrait un rayon de soleil. Ce rayon se déplaçait de façon continue, balayant la paroi métallique comme le faisceau d’un projecteur en quête d’une cible, s’éclipsait l’espace d’un instant pour réapparaître par l’autre hublot. C’était là le premier indice permettant de se rendre compte que la station tournait effectivement sur son axe. L’écrivain chronométra sommairement la rotation en notant combien de temps il fallait à la clarté pour retourner à sa position originale. Le « jour » de ce petit monde artificiel durait moins de dix secondes ; c’était suffisant pour donner une impression de pesanteur normale à la périphérie de la gigantesque roue.

Gibson se compara à une araignée au milieu de sa toile tandis qu’il suivait le docteur le long des cordes-guides dont on se servait pour se propulser sans effort, en utilisant alternativement les deux mains. Ils parvinrent ainsi jusqu’au poste d’observation, qui était situé au bout d’une cheminée prolongeant l’axe de la station ; de la sorte, ce local émergeait de la masse inextricable des autres installations et procurait un champ de vision des étoiles presque illimité.

— Je vais vous laisser ici un moment, déclara le docteur. Il y a pas mal de choses à voir, vous serez très bien. Sinon, rappelez-vous que la pesanteur normale existe au bas de ces escaliers.

« Naturellement, pensa Gibson. Et il y a aussi de la place à bord de la prochaine fusée qui redescend sur Terre. » Mais il était décidé à subir le test et à décrocher un bulletin de santé en règle.

On ne pouvait absolument pas se rendre compte que c’était bien le satellite artificiel qui pivotait, et non le décor constitué par le soleil et les étoiles. Un acte de foi était nécessaire pour penser le contraire, en plus d’un sérieux effort de volonté. Les étoiles se déplaçaient si vite que seules les plus brillantes étaient nettement visibles ; quant au soleil — Gibson se décida à lui jeter un bref regard du coin de l’œil — , c’était une comète dorée qui traversait le ciel toutes les cinq secondes. On comprenait aisément pourquoi l’homme antique s’était refusé à croire que sa terre ferme tournait, et qu’il avait attribué une rotation à la sphère céleste.

En partie cachée par la masse du satellite, la Terre ressemblait à un énorme croissant remplissant la moitié du ciel. Elle se complétait au fur et à mesure que la station poursuivait la course sur l’orbite, autour d’elle. Dans quarante minutes environ, elle atteindrait son plein pour devenir tout à fait obscure et invisible une heure plus tard, alors qu’elle éclipserait le soleil comme un noir bouclier et que la station passerait dans le cône d’ombre. Elle accomplissait toutes ses phases en deux heures. La notion du temps se trouvait ici déformée, la division familière en jours et en nuits, en mois et en saisons n’ayant plus aucun sens pour les habitants du satellite.

À environ un kilomètre de la base, et se déplaçant avec elle sur l’orbite sans qu’aucun lien ne les réunisse, flottaient les trois fusées qui se trouvaient être « au port » à ce moment-là. Celle qui avait la forme d’une petite flèche était l’appareil qui avait amené Gibson de la Terre une heure auparavant, au prix de terribles nausées. La seconde était la fusée-cargo de la ligne lunaire, d’une capacité approximative de mille tonnes. La troisième était naturellement l’Arès, aveuglante dans la splendeur de sa nouvelle peinture d’aluminium.

Gibson ne s’était jamais consolé de l’abandon des conceptions d’astronefs racés et aérodynamiques qui avaient été le rêve du début du XXe siècle. L’espèce d’haltère luisant qui se profilait sur les étoiles n’était pas conforme à son idée d’un vaisseau de l’espace. Le monde l’avait accepté, mais pas lui. Naturellement, il connaissait les arguments habituels : pourquoi caréner une fusée qui ne pénétrait jamais dans une atmosphère et dont les lignes n’étaient profilées qu’en vertu de considérations de structure et d’alimentation en énergie ? Puisque les groupes propulseurs, puissamment radio-actifs, devaient se situer aussi loin que possible des cabines de l’équipage, la solution des deux sphères reliées par un long tube était la plus simple.

« C’était aussi la plus laide », pensa-t-il. Mais cela importait à peine puisque l’Arès passerait pratiquement toute son existence dans le vide intersidéral, où les seuls spectateurs étaient les astres. L’étrange vaisseau avait probablement déjà fait le plein de carburant et il n’attendait plus que le moment précis où ses moteurs l’arracheraient à l’orbite sur laquelle il évoluait. Alors commencerait le voyage le long de la grande hyperbole qui menait à Mars. À ce moment-là, lui, Martin Gibson, serait à bord, enfin embarqué dans une aventure à laquelle il n’avait jamais vraiment cru.