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Ce peignoir brûlé, cet électrophone saccagé, exprimaient mon désastre.

— Ma jeunesse, Monsieur Rooland, vous pouvez aussi la foutre dans la chaudière, pendant que vous y êtes !

— Montons ! a-t-il dit.

Après un dernier ronron, le feu mourait déjà. J’ai suivi Jess au rez-de-chaussée. Le soleil s’était levé entre temps et commençait de filtrer par les fentes des volets. Le salon où j’avais été si follement heureuse la veille, baignait maintenant dans une ombre mauve.

Je l’ai contemplé avec des yeux incrédules.

Je n’arrivais pas à croire que j’avais été la maîtresse de Jess et que tout était déjà terminé. Je me disais que si j’avais passé la nuit dans ses bras, il n’aurait pas osé réagir sur le matin. Tout se serait déroulé autrement. Seulement, maintenant, il était trop tard.

Trop tard !

— Expliquez-moi, Monsieur Rooland.

— Quoi donc ?

— Cet amour pour votre femme, je n’arrive pas à comprendre !

Il s’est versé un verre de scotch. La bouteille gisait sur le tapis élimé.

— Vous ne comprendriez pas, Louise.

— Vous croyez ?

— On ne comprend jamais l’amour des autres…

— Pourtant, Madame m’avait expliqué des choses.

— Lesquelles ?

— Cet enfant que vous souhaitiez et qu’elle n’a pas pu vous donner. Elle disait que votre vie, à tous les deux, c’était comme une promenade dans un bois, en hiver.

— Elle disait cela ?

— Oui. Voyez-vous, ce que je n’arrive pas à m’expliquer, c’est que vous teniez à elle : une ivrognesse ! Une putain !

Il s’est littéralement jeté sur moi et m’a secouée si fortement que ma tête a heurté le mur.

— Je vous défends ! Je vous défends ! Louise !

Et il a ajouté des trucs en anglais parce qu’il était tellement en colère qu’il n’arrivait plus à les traduire.

— Lâchez-moi, Monsieur Rooland ! Vous me faites mal !

Mon cri m’a prouvé que c’était bien fini entre nous. Je ne l’appelais plus Jess mais M. Rooland !

— Je vais m’en aller, ai-je murmuré, c’est bien ça que vous voulez maintenant ?

Il a secoué la tête, vaincu par mon calme.

— Non. Restez… Je veux seulement que ce, soit comme avant.

— Votre servante ? Juste votre servante, n’est-ce pas ?

— O.K. !

Il est monté prendre son bain. Et quand, une heure après, il est parti, sans me dire au revoir, je me suis demandé s’il reviendrait jamais.

CHAPITRE XVII

Il est resté quarante-huit heures absent. Vous dire la nuit que j’ai passée dans « l’île » à guetter son pas sur le sable de l’allée est impossible.

À mesure que les heures s’écoulaient, je perdais tout ressentiment contre lui. J’oubliais la scène du matin pour ne plus penser qu’à cet amour infini qu’il m’avait dispensé. Il avait regretté son « vertige » après, mais sur le moment je sais bien qu’il avait connu un bonheur aussi total que le mien. En réfléchissant à la question, j’en arrivais à me dire que sa fureur dans la cave était presque une marque d’amour pour moi. S’il avait passé la nuit avec cette Jennifer, il n’aurait pas eu d’accès de colère. Il n’aurait détruit ni le tourne-disques ni le peignoir, parce que de telles étreintes lui auraient semblé banales. Donc, avec moi, ça avait été autre chose. Je devais me satisfaire de cette idée.

Le lendemain, dès neuf heures, j’ai téléphoné au Shape pour avoir des nouvelles. On m’a renvoyé de service en service jusqu’au sien, et j’ai reconnu sa voix. Sa chère voix.

Le téléphone accusait son accent.

— J’écoute…

— C’est vous, Monsieur ?

— Oh ! Louise…

— Excusez-moi, je voulais seulement savoir…

J’ai raccroché. Il était vivant, que m’importait le reste. Je me moquais qu’il eût passé la nuit chez sa blonde maniérée. Cette fille valait une nuit, en effet, deux peut-être, mais pas davantage.

Effectivement, le soir Jess est rentré seul… chez nous. Ç’a été comme s’il revenait d’un long voyage. On s’est regardé avec émotion, très attentivement, comme pour voir dans quelle mesure nous avions changé l’un et l’autre.

— Hello, Louise !

— Oui.

— Pourquoi avez-vous raccroché le téléphone ce matin ? Vous étiez fâchée ?

— Non : heureuse. J’avais eu très peur…

— De quoi ?

— Je ne sais pas. La vraie peur, c’est quand on ne peut pas expliquer. Que voulez-vous manger ?

— Ça n’a pas d’importance.

On a ouvert des conserves. Le système Thelma. Après tout, elle n’avait pas tort. Depuis quelque temps, je tapais dans les réserves du placard, moi aussi. Et il recommençait d’y avoir des serviettes douteuses sur le pommeau de la douche, des peignes plantés dans le savon, de la poussière sur les meubles. Une bonne chose, dans le fond, la poussière. C’est l’ardoise du temps. On écrit des trucs insensés, du bout du doigt, dans ce gris poudreux. Des trucs, oui, tels que « Jess, je t’aime ». Ou bien on dessine des cœurs, comme le font les amoureux sur les troncs d’arbre… Des initiales entrelacées. J-L. Jess-Louise. Monsieur ne s’apercevait pas de cette glissade dans le désordre. Les hommes ne se rendent jamais bien compte de ces choses. C’est à croire que leurs yeux ne sont conçus que pour capter des ensembles. Les détails leur échappent.

Ce repas, nous l’avons pris sur la table de la cuisine car un vent mauvais rabattait la suie des usines dans le jardin. Ce côté-ci de la Seine est noir, alors que l’autre est d’un blanc sale uniforme à cause des cimenteries et des carrières.

Nous avons mangé en tête à tête. Monsieur ne s’était pas changé. Il portait son complet de toile bis, sa chemise blanche ouverte sur sa poitrine dorée et des souliers en deux couleurs : noirs et fauves. Nous n’avions rien à nous dire. Chose curieuse, ce mutisme ne nous gênait pas. En tout cas, il ne m’incommodait pas, moi.

Après le dîner, tandis que je lavais mollement nos couverts, Jess a écouté la radio dans le salon. Un poste anglais, je pense. Il n’a pas bu de whisky, contrairement aux habitudes établies. Je l’ai trouvé assis à califourchon sur une chaise, une cigarette à la bouche. Il tenait ses bras sur le dossier du siège et il fixait le poste en plissant un peu les yeux à cause de la fumée ; je n’ai pas osé lui parler. Dans cette posture, il n’était pas difficile de comprendre que Jess était en train de prendre une décision importante. Or celle-ci pouvait être bonne pour moi.

Je me suis allongée sur le canapé et je l’ai contemplé tendrement. Si vous saviez comme il était beau, ainsi, immobile, son menton à fossette posé sur le dos de sa main. On eût dit un tableau. J’aurais passé le restant de mes jours à l’admirer. Mais au bout d’un moment la musique s’est interrompue dans le poste et un speaker a baragouiné des informations. Je reconnaissais des noms d’hommes politiques ou de pays. L’actualité, il s’en moquait, Jess. Il est allé couper le contact. Le silence brusque m’a dégrisée.

— Good night, Louise.

— Monsieur !

Il ne m’a pas jeté un regard et il est monté après avoir écrasé sa cigarette dans un cendrier de marbre. J’ai attendu un peu, me disant qu’il se raviserait. J’espérais en la nuit. Quand le monde bascule dans l’ombre, les hommes ne pensent plus pareil ; ils prêtent l’oreille aux voix secrètes qui murmurent en eux. Mais je l’ai entendu qui prenait sa douche, et son lit a grincé lorsqu’il s’est couché.