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Le salon, alors, m’a effrayée. Je m’y suis sentie plus seule que lorsque M. Rooland n’était pas là. Le temps de tirer le verrou de la porte d’entrée, de fermer le gaz au compteur et je suis montée à mon tour. Une sorte d’étrange malaise m’habitait.

Cela ressemblait à un début de grippe, et pourtant il s’agissait d’autre chose. Lorsque j’ai été nue, ma chemise de nuit à la main, j’ai vu mon corps dans la glace de l’armoire et j’ai compris. Ce malaise, c’était celui de Thelma. N’était-ce pas pour le dissiper qu’elle montait se dévêtir le soir et qu’elle allait miauler près de Jess comme une chatte en chaleur ?

Ma chemise est tombée à mes pieds. Tel un automate, j’ai ouvert ma porte et parcouru les deux mètres qui me séparaient de la sienne. Jess n’avait pas tiré le verrou.

Il laisait un journal américain de petit format. Lorsque j’ai fait irruption chez lui l’imprimé a glissé par terre. J’étais affolée par le regard troublé de Rooland sur mon corps nu. Dans un réflexe désespéré ma main a cherché le commutateur. Le noir a guéri ma brusque pudeur et tout est redevenu très simple.

* * *

Je ne l’ai pas quitté ce soir-là. Blottie contre lui, je savourais sa bonne chaleur d’homme. À un certain moment, longtemps après l’amour, j’ai cru percevoir un rire étouffé. J’ai mis ma main sur ses lèvres pour vérifier : il riait en effet.

— Qu’y a-t-il ?

— Vous savez à quoi je pense, Louise ? À votre mère. Elle se doutait que cela arriverait, c’est surprenant, non ?

— Pas tellement. Elle s’est aperçue depuis le début que je vous aimais.

— Vraiment ?

— Elle me l’a dit.

— Lorsque vous serez de retour chez elle, vous lui avouerez que je n’ai pas été un gentleman ?

Lorsque je serai de retour chez elle !

Je me suis débattue contre l’obscurité avec autant de frénésie que je m’étais débattue contre la lumière en entrant dans sa chambre.

— Pourquoi dites-vous que je vais retourner chez elle ?

Il clignait des yeux, surpris par ma réaction.

— C’est fatal, Louise !

— Fatal ?

— Naturellement. Et moi je vais retourner aux U.S.A.

Mon propre calme m’a impressionnée. Tout en moi était détachement et renoncement soudain. Quand on fusille un homme, il ressent certainement cette suprême indifférence et c’est ce qui lui permet de bien mourir.

— Vous partez quand ?

— Dans une semaine, peut-être deux, cela dépendra de mes supérieurs, mais ma demande a été déposée…

— Quand ?

— Hier.

— Pourquoi vous en allez-vous ?

Je lui faisais remplir un questionnaire en somme. Ma voix était quasi administrative.

— Parce que j’ai besoin d’elle, Louise, a-t-il soupiré en détournant la tête.

Il regardait le plafond, comme la nuit de l’accident, quand la vieille religieuse lui avait annoncé que Thelma était morte.

— Vous retrouverez quoi, en Amérique : une tombe ?

— Et puis aussi des souvenirs. On s’est connus à New-Orleans. Il y a une route, là-bas, près du lac… Une route large, bordée de motels et de postes à essence. Elle mène à l’État du Mississippi. Elle n’est pas belle avec ses pylônes à électricité et ses parcs pleins de voitures d’occasion. Seulement je la préfère aux Champs-Élysées parce que c’est à cet endroit que j’ai rencontré Thelma. Vous voyez ?

Je voyais, mais ça ne m’intéressait pas. Elle avait donc la vie si dure, Thelma !

— Vous ne voulez pas m’emmener avec vous ?

Non seulement il ne s’était pas posé la question, mais de plus elle le choquait comme si c’eût été une incongruité.

— Oh ! non, Louise.

— Je vous en supplie ! ai-je dit dans un souffle.

— Impossible !

Pour lui cette nuit n’avait rien de commun avec la première. Je n’étais plus une petite jeune fille passionnée qui s’offrait à lui avec toute son innocence et aussi son impudeur, mais une banale compagne de lit. Une coucheuse que rien ne différenciait d’une Jennifer, quoi !

Je me suis levée et, les mains crispées sur le montant de sa couche, j’ai dévidé mon fiel. Je m’en moquais d’être vue sous l’ampoule blême. Il pouvait se rincer l’œil si ça lui chantait, M. Rooland.

— Vous n’êtes qu’un pauvre type, ai-je attaqué. Si vous croyez que je me laisse prendre à vos airs romantiques ! Les beaux souvenirs d’autrefois, je sais ce qu’il faut en penser !

Il était surpris par cette attaque brusquée. Les genoux remontés sous les draps, il se recroquevillait, peureux tout à coup, comme un gosse qui a trop chahuté et qui comprend à quel point il a dépassé la mesure.

— C’est pas l’amour qui vous fait retourner là-bas, Monsieur Rooland. Voulez-vous que je vous dise ce que c’est ? Le remords ! Le remords d’avoir tué votre femme !

C’est formidable ce qu’il m’a paru vieilli, brusquement. Je ne sais pas si cela venait de sa pose biscornue dans le lit qui lui faisait le dos rond, mais on lui aurait donné dix ans de plus.

— Louise !

C’était plus une plainte qu’un reproche.

— Car vous avez tué Thelma, avouez-le !

— Louise !

Le ton montait.

— Louise, c’est très épouvantable ce que vous dites !

— Et c’est très vrai aussi.

— Non ! Non !

— Si ! Vous l’avez tuée parce que vous l’avez surprise avec ce bonhomme à cheveux blancs dans l’auto. Pire que la dernière des roulures, Monsieur Rooland. Vous savez ce que ça veut dire en français, roulure ? Ça signifie putain. Votre femme c’était ça : une vraie putain. Alors vous l’avez tuée. Pas étonnant qu’on ne retrouve pas le soi-disant automobiliste ayant ouvert le passage à niveau ! C’est vous qui avez tourné la manivelle de la barrière ! Thelma dormait dans l’auto. Vous avez laissé votre voiture sur la voie et vous, vous avez grimpé sur le talus pour admirer la catastrophe !

J’imaginais la scène et je la racontais comme on raconte un souvenir, avec des précisions, des détails… Souvent je m’étais projeté ce film de « l’accident » depuis la fameuse nuit. Je l’avais visionné dans le regard de Madame quand elle avait repris connaissance dans l’ambulance. C’était cela qu’elle m’aurait dit si la mort ne l’en avait empêchée.

— Je ne sais pas comment vous vous êtes débrouillé pour vous blesser, peut-être ne l’avez-vous pas fait exprès et est-ce un morceau de ferraille qui vous a atteint ? En tout cas l’accident n’est pas un accident mais un crime. Vous avez tué votre femme ! Vous avez tué votre femme !

Je hurlais à m’en déchirer la gorge. J’avais dans la bouche un affreux goût de sang.

Rooland a sauté hors des draps et m’a ceinturée brutalement. J’ai craint qu’il ne me tue et je me suis follement débattue. Jess m’a lancée sur le lit. Je me trouvais en porte-à-faux sur le bord du sommier. Il lui aurait suffi d’appuyer sur ma tête pour me casser la nuque. J’ai souri :

— Eh bien, allez-y ! Tuez-moi aussi pour me faire taire !

Il m’a lâchée, mais ne s’est pas écarté de moi. Sa peau ambrée était comme éclairée de l’intérieur par la colère.

— Vous êtes une abominable petite menteuse !

— Vous l’avez tuée !

— Si vous le répétez une seule fois, je vous écrase comme une affreuse araignée !

— Vous l’avez tuée !

Il s’est caché le visage dans ses deux mains. Des mots passaient entre ses doigts mal joints, des mots anglais. J’ai eu pitié de lui :