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— Jess… Écouter, ça ne change rien à mon amour. Je comprends que vous ayez fait ça. Ce sera un secret entre nous deux. Un secret que nous ne dirons jamais à personne. À personne !

Écoutait-il seulement ? Je me suis tue. On entendait le vent dans les arbres du jardin et la balancelle poussait des petits cris de girouette rouillée. Il a laissé tomber ses mains.

— Pourquoi avez-vous eu cette idée ignoble, Louise ?

Je devais y aller à fond si je voulais gagner la partie.

— Ça n’est pas une idée, Monsieur Rooland. C’est Madame qui m’a révélé la vérité dans l’ambulance, pendant qu’on la transportait.

— Non !

— Si !

Il est allé à la commode et a ouvert le tiroir du bas pour y prendre quelque chose. J’appréhendais, pensant qu’il s’agissait peut-être d’un revolver. En réalité, ce n’était qu’un livre à couverture noire sur le dos duquel brillaient des caractères dorés : « Holy Bible ».

— Voici la Bible de mon mariage, a déclaré gravement Jess. Jurez-vous sur ce livre saint que ma femme a bien prononcé une telle accusation avant de mourir ?

Ça m’a fait frissonner de la tête aux pieds. Pouvais-je jurer une pareille chose ? Elle ne m’avait rien dit, Thelma, seuls ses yeux…

— Je le jure !

Il a déposé la bible sur la table de chevet. La scène devait être grotesque dans le fond. Cet homme en pyjama qui demandait à une fille dévêtue de prêter serment sur une bible, quand j’y pense, ça me fait honte. Et ce n’est pas mon faux serment qui m’humilie, mais cette puérilité de Jess dans des circonstances aussi dramatiques.

— Que vous a-t-elle dit exactement ?

J’ai eu un éclair de génie. Je lui ai donné la phrase en anglais. Lorsque du vivant de Thelma je demandais lequel des deux avait réclamé le ketchup ou la moutarde, Thelma murmurait quelque chose comme : « t’s Jess ».

— Répondez, Louise, ma femme vous a dit quoi ?

Il ne paraissait plus en colère, au contraire, on aurait dit un chien battu.

— Elle m’a dit « t’s Jess ».

— Et puis ?

Dans son esprit ce n’était pas suffisant puisqu’il attendait un complément d’accusation.

— Et puis, elle a ajouté…

À cette seconde précise, je ne savais pas ce que j’allais dire. Mais pour faire une saloperie, on trouve toujours l’inspiration.

— Elle a ajouté, en français cette fois : il a voulu ma mort ; il a voulu ma mort !

Je n’oublierai jamais ce qui a suivi. Jess a poussé un grand cri et ce cri, c’était comme le craquement d’un arbre qui quitte ses racines après l’ultime coup de cognée du bûcheron. Un cri effrayant. Peut-être que si un jour vous roulez à cent à l’heure au volant de votre voiture et que les freins ne répondent plus, vous pousserez un cri semblable ?

Tous les gens qui meurent, et qui s’en rendent compte, lancent ou « pensent » cette clameur affreuse.

— Monsieur Rooland !

Il m’a arrachée du lit et m’a poussée dehors. La porte a claqué. Je me suis retrouvée dans la pénombre du palier. J’ai tenté de tourner le loquet, mais il avait tiré le verrou cette fois-ci. Alors je me suis laissée glisser à genoux.

Bien que je fusse nue, je ne sentais pas la fraîcheur de la nuit.

La joue contre le panneau inférieur, je chuchotais :

— Jess, ne me chassez pas… Puisque je vous dis que ça n’a pas d’importance. Vous avez bien fait d’arrêter votre auto sur la voie… Elle n’a eu que ce qu’elle méritait. C’était une putain, Jess… Rien qu’une putain ! Gardez-moi, Jess. Moi je vous aimerai toujours. Je n’aurai jamais d’autre homme que vous ! Jamais !

Il n’a pas rouvert, et pendant des heures j’ai parlé à ce rais de lumière jaune filtrant sous sa porte.

CHAPITRE XVIII

J’ai dû retourner à ma chambre, bien sûr ; en tout cas, je n’en conserve pas le moindre souvenir. De même j’ai dormi sans trop le savoir. Peut-on appeler ça du sommeil ? N’est-ce pas en réalité un simple engourdissement de mon cerveau saturé de chagrin ?

Je me souviens avoir prêté l’oreille désespérément pour essayer de situer les faits et gestes de Monsieur. Mais je ne percevais que les gambades folles du vent dans le jardin.

Lorsque j’ai repris conscience, l’horreur de la situation m’est apparue, impitoyable, à la morne lumière du jour. Il n’y avait plus de soleil. Je savais que, pour la première fois, cette maison avait cessé d’être « l’île » et qu’elle s’était incorporée à la grisaille de ma triste banlieue.

Dorénavant, j’habitais le tableau de ce peintre qui était venu derrière notre jardin, brosser la toile la plus déprimante du monde.

Je n’aurais pas dû dire à Jess que j’étais au courant. Certes il avait commis cet acte dont je l’accusais, mais comme tout le monde l’ignorait il ne devait pas se sentir réellement coupable.

Maintenant ce ne serait jamais plus pareil. Quelqu’un savait ! Et parce que quelqu’un savait, il devenait un assassin pour de bon.

Mon réveille-matin indiquait huit heures. En temps normal, j’étais levée depuis belle lurette à ce moment de la journée. Mais je n’avais pas la force de mettre le pied par terre, de m’habiller et de retrouver ma cuisine. D’ailleurs, je devais avoir un peu de température car je frissonnais et ça me brûlait un peu dans la poitrine lorsque je respirais trop profondément.

Je suis restée au lit. Le silence de la maison m’inquiétait. Aucun bruit ne provenait de sa chambre. À huit heures et demie, enfin, la douche a crépité dans la salle de bains. Il se levait, un peu en retard, mais il accomplissait les rites quotidiens.

Sans doute pensait-il que je lui préparais son café et ses œufs sur le plat comme chaque matin ?

Un instant plus tard il est descendu. Je suivais ses déplacements dans la maison. Il est allé à la cuisine.

Il s’y est à peine arrêté ; simplement il a donné un coup de brosse à ses chaussures. Il ferait son deuil du breakfast pour une fois.

Ensuite il est sorti. Allait-il partir sans s’occuper de moi ? Il me semblait qu’il avait une ficelle liée à la taille, une longue ficelle dont je tenais l’autre extrémité. Jess pouvait s’éloigner, filer même jusqu’au bout du monde, toujours ce lien ténu l’unirait à moi sans qu’il s’en doute.

Le grincement de la barrière, le ronflement de l’auto, le lourd claquement de la portière… Il partait bel et bien. Tant pis, ça n’avait pas d’importance. J’ai remonté les draps jusqu’à mon nez pour jouir pleinement de ma fièvre. Il est bon, parfois, de croupir dans la touffeur d’un lit. Cette couche constituait l’ultime abri. Supposez que je me sois trouvée sur une banquise en train de dériver vers le Sud ? À mesure que la température se serait élevée, la banquise aurait fondu.

Eh bien, la banquise Rooland avait fondu et il ne restait d’elle que ces trois mètres de matelas sur lesquels je pouvais flotter encore un peu avant de me retrouver à la mer.

Le ronron de l’auto, le lourd claquement de la portière, le grincement de la barrière ! Pas de doute : Jess revenait.

Son pas dans le couloir, puis dans l’escalier, enfin sur le palier. Son pas arrêté devant ma porte. La porte qui finit par s’ouvrir à regret sur un veuf aux traits tirés.

Il avait mis un costume que je ne lui connaissais pas : à grosses rayures mauves et bleues. Une chemise mauve. Dans l’ensemble, on aurait presque dit une gerbe de lilas. Et pourtant ça faisait triste, ça faisait deuil !

Il avait son chapeau sur la tête, un chapeau de paille comme toujours, avec un ruban trop large.