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J’ai essayé de résister, mais comme la sonnerie s’obstinait, j’ai fini par descendre en gardant la bible serrée contre ma poitrine.

Je ne sais pas s’il vous est arrivé de regarder un appareil téléphonique quand sa sonnerie vous crie de décrocher ? Je l’ai fait vraiment, consciencieusement même, et je peux vous dire que c’est une sensation terrible. On dirait que tout votre destin s’est blotti dans cette boîte d’ébonite et qu’il appelle au secours. J’espérais que cela s’arrêterait. Lorsque le silence serait revenu, j’aurais le temps de surmonter ma défaillance avant de rappeler.

— Allô !

D’un geste brusque, j’avais plaqué l’écouteur à mon oreille. La voix froide et impatiente de la secrétaire de tout à l’heure m’est entrée d’un bond dans le crâne :

— Vous êtes la domestique de Mister Rooland ?

— Sa domestique, oui !

— Mister Rooland est de retour, il veut savoir auquel sujet vous l’avez appelé ?

J’avais du mal à comprendre. Pourquoi Jess refusait-il de me parler lui-même ? C’était donc vraiment fini ? Ma voix, même au téléphone, lui était devenue odieuse…

— Voulez-vous me le passer ? ai-je imploré.

— Mister Rooland est occupé, il dit que vous me parliez à moi.

— Passez-le moi ! C’est très important.

— Moment, please !

Monsieur se trouvait sûrement en face d’elle. Elle lui a expliqué dans leur langue mon insistance, et je n’ai pas entendu sa réponse. Je pense qu’il s’est sûrement contenté de faire un signe négatif.

— Mister Rooland ne peut pas vous parler. Alors vous me dites ou pas ?

Elle ne devait pas être commode, cette fille. Je l’imaginais, malgré mon désarroi. Elle portait sans doute un prénom impossible ; elle n’avait pas de poitrine et ses dents du haut lui sortaient de la bouche.

— Voulez-vous dire à Monsieur que la police est venue. Il faut qu’il aille de toute urgence chez le commissaire de Léopoldville.

Pourquoi ai-je eu la sensation que Jess venait de prendre le second écouteur ? Je sentais brusquement sa présence sur la ligne. J’ai crié :

— Vous m’écoutez, Monsieur Rooland ? Non ! Ne raccrochez pas, je vous en supplie, allez au commissariat avant de passer ici. Ils vous expliqueront, moi je ne m’en sens pas le courage…

La bible m’est tombée des bras, j’ai voulu la retenir et dans un faux-mouvement j’ai coupé la communication. Lorsque j’ai porté de nouveau l’écouteur à mon oreille, je n’ai entendu que ce sifflement affolant qui me faisait penser aux grands espaces du ciel.

L’aspirine opérait son effet. Je me sentais mieux. Pas vraiment mieux, mais du moins capable de poursuivre mon train-train.

Il fallait que je reprenne mes occupations : l’aspirateur au salon, puis dans les chambres… Il ne me restait que quelques heures pour redevenir une vraie bonniche. J’avais besoin de me ratatiner dans mon humble coquille, sachant que ça faciliterait la redoutable entrevue avec Rooland.

Dans notre intérêt commun, il valait mieux qu’il chasse une employée plutôt qu’une maîtresse. Maman répète toujours que plus on est petit, moins on se fait mal en tombant.

C’est des idées toutes faites, mais elles ont du bon. Croyez-moi !

CHAPITRE XX

La fièvre me dopait au lieu de m’engourdir. Je ne me rappelle pas avoir jamais travaillé avec autant de courage que cet après-midi-là. Tout mon désespoir, je crois que je l’ai usé à encaustiquer les parquets et à fourbir l’argenterie.

J’ai abattu plus de travail en quatre heures qu’une servante normale en huit jours. Les lits ! La salle de bains ! Tout ! J’ai même frotté le perron à la brosse c’est vous dire ! Comme si de la quantité d’ouvrage exécutée dépendait mon pardon…

Le temps était maussade, le ciel pesant. Les nuages les plus clairs étaient des nuages gris, et l’air devenait irrespirable.

C’est brutalement que la fatigue m’a terrassée. À la dernière marche du perron, je me suis sentie tellement claquée que je me suis assise carrément dans le mouillé, en haletant comme après une longue course.

La balancelle aux coussins bleus gémissait sur ses crochets et les festons de la tente ondulaient mollement.

Pourtant on ne sentait pas le vent. Au contraire, excepté ce divan de jardin, tout était stagnant, silencieux. Les papiers gras de la rue restaient inertes. La vue de cette balançoire qui remuait inexplicablement m’hypnotisait.

Peut-être était-ce l’esprit de Thelma qui… Oh ! je vous vois sourire. Encore une idée folle, n’est-ce pas ? Et pourtant…

Quand j’avais aperçu Jesse et sa femme la première fois, la balancelle poussait cette même plainte rouillée et je crois que c’était ce petit bruit qui avait attiré mon attention. Un bruit comme l’appel d’un oiseau.

Une petite fourgonnette Renault, entièrement noire, avançait à faible allure dans la rue. On eût dit que son conducteur la pilotait en regardant les numéros des pavillons.

C’est étrange, l’instinct : dès que j’ai aperçu cette Juva, j’ai eu la certitude qu’elle allait s’arrêter devant la barrière. Effectivement elle s’est rangée pile en bordure de notre trottoir. Deux hommes en sont descendus : deux gendarmes. L’un avait plus de galons que l’autre. Il faut dire aussi qu’il était plus vieux. Bedonnant, avec un visage sanguin, il faisait songer à une boule en équilibre sur deux bottes de cuir. Son subordonné était plus grand et il avait le poil noir et la peau bistre.

Je me suis dressée pour aller à leur rencontre.

— Vous êtes madame Rooland ? m’a demandé l’officier.

Ah ! vous ne pouvez pas savoir, cette confusion, pendant une poignée de secondes, l’effet qu’elle m’a produit. Moi : madame Rooland ! Quelqu’un avait cru que je pouvais être Mme Rooland ! Ainsi mon rêve n’avait pas été tellement extravagant !

— Mme Rooland est morte ; je ne suis que la bonne.

Jusque-là, les deux gendarmes avaient un petit air timide et gentil. Ils sont devenus brusquement moroses.

— Ah, bon ! Il n’y a pas de Mme Rooland mère ?

— Non.

— Ni de M. Rooland père ?

— Pas que je sache. C’est à quel sujet ?

— Votre patron vient d’avoir un accident sur la route de Quarante-Sous.

— Un accident ?

— Il est rentré dans un camion à l’arrêt.

Je redevenais aussi calme que pendant la nuit, au moment où Jess m’avait dit que j’allais devoir retourner chez Arthur.

— C’est grave ?

— Il s’est tué. Vous parlez : il roulait à cent quarante…

La balancelle ricanait, là-bas, au fond du jardin. Maintenant, Jess y avait rejoint Thelma et je vous jure que tous les deux ils devaient se payer du bon temps à me regarder tituber entre ces deux gendarmes.

— Ça vous ennuierait de nous accompagner pour l’identification ? Vous comprenez, il faut s’assurer qu’on n’a pas volé sa voiture… Ça arrive !

— Pas la peine de vous changer, a assuré l’officier rondouillard, on vous raccompagnera.

Nous sommes partis sur-le-champ.

— Vous ne fermez pas la porte ? m’a demandé le noiraud.

— Pour quoi faire ?

Ils n’ont pas insisté.

J’étais sur la banquette arrière. L’officier se tenait aux côtés du chauffeur et me questionnait sans me regarder, sans même tourner la tête de mon côté.

— C’est un blond châtain, votre patron ?

— Oui.

— Avec des taches de rousseurs ?

— Oui.