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À la longue, c’était plus un phono qui jouait ça, mais une bouteille de whisky !

Thelma traînassait du jardin au salon et du salon à la chambre. Elle prenait plusieurs douches dans la journée, pas par hygiène, mais pour se dégriser. Puis elle se remettait à boire. Ça me coupait tout entrain. Reconnaissez que ce n’est guère encourageant. Ce qui me consolait, c’était Monsieur. Il rentrait tous les soirs à cinq heures et demie tapant. Il allait se changer, puis il s’octroyait quelques verres sous la tente bleue, manière de rejoindre sa femme là où elle flottait, à quelques centimètres du sol et il semblait apprécier les petits plats que je m’ingéniais à lui confectionner. Comme ces Américains ne connaissaient rien à la nourriture, je me suis mise à inventer des recettes à ma façon lorsque j’ai eu épuisé celles des journaux. Ils trouvaient tout bon, surtout les trucs en sauce.

Là-bas, chez eux, les sauces sont en bouteille et ont toutes le même goût. Il n’y a que l’étiquette du flacon qui change. Je m’en suis rendu compte, allez, en goûtant à leurs sacrées conserves. Ce dîner, c’était le meilleur moment de la journée. Je m’embusquais derrière ma vitre pour regarder manger Jess. Plus le temps passait, plus je le trouvais beau. Et pourtant il ne l’était pas. Je suis certaine que mes anciennes amies de chez Ridel par exemple ne l’auraient pas trouvé à leur goût. Elles n’auraient pas apprécié son charme un peu triste et désinvolte, son regard clair, sa curieuse peau rousse et ce bout de sourire blanc qui faisait briller ses lèvres lorsqu’il m’apercevait derrière ma croisée, attentive, guettant ses expressions.

Quand j’arrivais pour desservir, il clignait de l’œil.

— C’était O.K., Louise !

Je rougissais chaque fois. Il me semblait qu’on m’enveloppait la figure dans une serviette chaude. Après ils allaient au salon.

C’était le whisky, le pick-up et les pâmoisons de Madame.

Régulièrement Thelma m’appelait sous un prétexte quelconque. En réalité, elle voulait un témoin, ça l’excitait. Alors j’allais me blottir au fond de la pièce, près de la cheminée et je me disais que moi, j’aurais su rendre Jess heureux.

* * *

Franchement, à cause des saoulographies de Thelma, j’étais moins contente chez les Rooland que je ne l’avais escompté. Néanmoins je n’y étais pas malheureuse non plus. Ce qui me reste, de cette période-là, c’est une sensation de fuite échevelée du temps. Les journées se ressemblaient à crier, pire que chez Arthur. Elles étaient enfilées les unes après les autres comme des perles sûr un fil. Mon ménage, mon dîner… La voix de Presley, le glou-glou particulier du whisky et ce bruit doux des glaçons que Thelma faisait tourniquer savamment jusqu’à ce que les parois de son verre fussent embuées. Quelquefois, elle m’appelait dans sa chambre pour me faire essayer ses toilettes.

— Je veux m’apercevoir de l’élégance, expliquait-elle.

Je me laissais faire. Elle drapait les robes, pinçait les corsages ou les échancrait, et ses longues mains fines s’attardaient sur mon corps. Moi je demeurais immobile comme un mannequin, sans bien comprendre le plaisir qu’elle pouvait éprouver à me vêtir et à me dévêtir comme ça.

À la fin elle laissait ses toilettes en plan sur le lit, pêle-mêle.

— O.K., Louise…

Je redescendais tandis qu’elle se versait un verre plus copieux que les autres.

Les heures passées en sa compagnie étaient moroses et bizarres, mais dès que la Dodge verte venait se ranger dans l’allée, tout se transformait et je me mettais à chanter. J’aimais également les dimanches. Pas tous, car ils allaient à Paris, chez des compatriotes, un dimanche par mois. Les trois autres, ils restaient à la maison et ce jour-là l’atmosphère n’était pas la même. En principe j’avais congé, mais où vouliez-vous que j’aille pour me sentir mieux qu’ici ? Je traînais dans ma chambre, m’arrangeais une robe, un corsage, et je me fardais un peu…

— Venez vous asseoir dans le jardin, Louise.

Il y avait de la place pour trois dans la balancelle. Thelma se mettait au milieu, moi je tenais très fort la barre de mon côté parce que je n’ai jamais aimé les balançoires. Elle me cachait Monsieur, mais je voyais les jambes croisées de Jess qu’on devinait terriblement musclées à travers le mince pantalon d’alpaga. Il prenait appui sur son talon droit et c’était lui qui imprimait le mouvement au siège. Je me laissais flotter dans cet irréel en me répétant : « Je suis dans l’île ! Je suis dans l’île ! » Il me suffisait de regarder le ciel pour découvrir dans ses nuages biscornus les accessoires faisant défaut au décor qui m’entourait. Dans l’un j’identifiais un palmier, dans l’autre un récif de corail et le bleu du ciel lui-même constituait la mer. Un jour, j’ai eu droit à un cannibale, seulement c’était pas dans l’infini des nues qu’il se trouvait mais devant le portail et il ressemblait tellement à Arthur que je me suis senti verdir.

Arthur bourré ! Arthur mauvais ! Il ricanait en me voyant vautrée aux côtés des Amerlocks.

— Putain ! a-t-il crié. Putain !

Il brandissait son poing dans ma direction. M. Rooland s’est levé pour le remettre à la raison, pensant qu’il s’agissait d’un quelconque poivrot, mais je l’ai devancé.

— Non, laissez, c’est l’ami de ma mère…

— Il est ivre ?

— Oui.

Il avait trop l’habitude des gens saouls, Jess Rooland. Il a repris sa place sur le divan.

Arthur faisait tout un cinéma, l’œil allumé, la bouche luisante.

— T’es malade, non ! ai-je protesté en me précipitant. En voilà des manières !

— T’es qu’une roulure, Louise ! a-t-il répondu. Tu fais la gonzesse avec ces salauds ! Une vraie roulure, je te dis. Ma chienne Mirka a plus de retenue que toi quand elle est en chaleur ! Tu vas revenir à la maison ou c’est moi que je t’emmène par la peau de tes sacrées fesses, tu m’entends ?

Il y aurait eu un puits dans le jardin, j’aurais couru m’y jeter pour échapper aux regards des Rooland et à ceux des gens que les éclats d’Arthur attiraient sur le pas de leurs portes.

— Écoute, Arthur, ai-je grincé en lui prenant le poignet, écoute-moi bien…

Mes yeux devaient vouloir dire quelque chose car il s’est arrêté pile.

— Si tu continues ce scandale, je cours chercher Maman et on quitte le pays elle et moi. On te laisse seul dans ta maison pourrie. Tu comprends ? Tu comprends ?

Ça l’a dégrisé un peu. Il a tourné les talons… Moi j’ai couru comme une folle à la maison ; quatre à quatre je suis montée dans ma chambre et une fois là-haut je me suis mise à pleurer de désespoir sur mon lit. Au bout d’un moment, j’ai reconnu le pas de Monsieur dans l’escalier. J’ai pensé « Il vient te donner ton sac ! » Dans sa position, il ne pouvait pas permettre des sérénades pareilles devant sa porte ! C’était fatal !

Il est entré.

— Hello, Louise !

À travers mes larmes, il était plus beau que jamais. Il souriait.

— Ce n’est rien, il ne faut pas pleurer…

— Vous m’en voulez ?

— Pourquoi ? Ce n’est pas votre faute !

Je me suis laissée retomber à plat ventre sur mon lit et la bouche dans mon oreiller, j’ai crié : « Merci ».

Je ne sais pas s’il m’a entendue. En tout cas il m’a caressé les cheveux, plusieurs fois, d’un geste doux, avant de sortir.