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Hélas! la guerre foulait maintenant tout le royaume du nord au midi, du couchant au levant, suivie de ses deux compagnes assidues, la peste et la famine. Les cultivateurs se faisaient brigands, les moines suivaient les armées. Les habitants de Trinqueballe, n’ayant ni bois pour se chauffer ni pain pour se nourrir, mouraient comme des mouches à l’approche des froids. Les loups venaient dans les faubourgs de la ville dévorer les petits enfants. En ces tristes conjonctures, Robin vint avertir l’évêque que non seulement il ne pouvait plus verser aucune somme d’argent, si petite fût-elle, mais encore que, n’obtenant rien de ses débiteurs, harassé par ses créanciers, il avait dû céder à des juifs toutes ses créances.

Il apportait cette fâcheuse nouvelle à son bienfaiteur avec la politesse obséquieuse qui lui était ordinaire; mais il se montrait bien moins affligé qu’il n’eût dû l’être en cette extrémité douloureuse. De fait, il avait grand’peine à dissimuler sous une mine allongée son humeur allègre et sa vive satisfaction. Le parchemin de ses jaunes, sèches et humbles paupières cachait mal la lueur de joie qui jaillissait de ses prunelles aiguës.

Douloureusement frappé, saint Nicolas demeura, sous le coup, tranquille et serein.

– Dieu, dit-il, saura bien rétablir nos affaires penchantes. Il ne laissera pas renverser la maison qu’il a bâtie.

– Sans doute, dit Modernus, mais soyez certain que ce Robin, que vous avez tiré du saloir, s’entend, pour vous dépouiller, avec les Lombards du Pont-Vieux et les juifs du Ghetto, et qu’il se réserve la plus grosse part du butin.

Modernus disait vrai. Robin n’avait point perdu d’argent; il était plus riche que jamais et venait d’être nommé argentier du roi.

IV

A cette époque, Mirande accomplissait sa dix-septième année. Elle était belle et bien formée. Un air de pureté, d’innocence et de candeur lui faisait comme un voile. La longueur de ses cils qui mettaient une grille sur ses prunelles bleues, la petitesse enfantine de sa bouche, donnaient l’idée que le mal ne trouverait guère d’issue pour entrer en elle. Ses oreilles étaient à ce point mignonnes, fines, soigneusement ourlées, délicates, que les hommes les moins retenus n’osaient y souffler que des paroles innocentes. Nulle vierge, en toute la Vervignole, n’inspirait tant de respect et nulle n’avait plus besoin d’en inspirer, car elle était merveilleusement simple, crédule et sans défense.

Le pieux évêque Nicolas, son oncle, la chérissait chaque jour davantage et s’attachait à elle plus qu’on ne doit s’attacher aux créatures. Sans doute il l’aimait en Dieu, mais distinctement; il se plaisait en elle; il aimait à l’aimer; c’était sa seule faiblesse. Les saints eux-mêmes ne savent pas toujours trancher tous les liens de la chair. Nicolas aimait sa nièce avec pureté, mais non sans délectation. Le lendemain du jour où il avait appris la faillite de Robin, accablé de tristesse et d’inquiétude, il se rendit auprès de Mirande pour converser pieusement avec elle, comme il le devait, car il lui tenait lieu de père et avait charge de l’instruire.

Elle habitait, dans la ville haute, près de la cathédrale, une maison qu’on nommait la maison des Musiciens, parce qu’on y voyait sur la façade des hommes et des animaux jouant de divers instruments. Il s’y trouvait notamment un âne qui soufflait dans une flûte et un philosophe, reconnaissable à sa longue barbe et à son écritoire, qui agitait des cymbales. Et chacun expliquait ces figures à sa manière. C’était la plus belle demeure de la ville.

L’évêque y trouva sa nièce accroupie sur le plancher, échevelée, les yeux brillants de larmes, près d’un coffre ouvert et vide, dans la salle en désordre.

Il lui demanda la cause de cette douleur et de la confusion qui régnait autour d’elle. Alors, tournant vers lui ses regards désolés, elle lui conta avec mille soupirs que Robin, Robin échappé du saloir, Robin si mignon, lui ayant dit maintes fois que, si elle avait envie d’une robe, d’une parure, d’un joyau, il lui prêterait avec plaisir l’argent nécessaire pour l’acheter, elle avait eu recours assez souvent à son obligeance, qui semblait inépuisable, mais que, ce matin même, un juif nomme Séligmann était venu chez elle avec quatre sergents, lui avait présenté les billets signés par elle à Robin, et que, comme elle manquait d’argent pour les payer, il avait emporté toutes les robes, toutes les coiffures, tous les bijoux qu’elle possédait.

– Il a pris, dit-elle en gémissant, mes corps et mes jupes de velours, de brocart et de dentelle, mes diamants, mes émeraudes, mes saphirs, mes jacinthes, mes améthystes, mes rubis, mes grenats, mes turquoises; il m’a pris ma grande croix de diamants à têtes d’anges en émail, mon grand carcan, composé de deux tables de diamants, de trois cabochons et de six nœuds de quatre perles chacun; il m’a pris mon grand collier de treize tables de diamants avec vingt perles en poire sur ouvrage à canetille…!

Et, sans en dire davantage, elle sanglota dans son mouchoir.

– Ma fille, répondit le saint évêque, une vierge chrétienne est assez parée quand elle a pour collier la modestie, et la chasteté pour ceinture. Toutefois il vous convenait, issue d’une très noble et très illustre famille, de porter des diamants et des perles. Vos joyaux étaient le trésor des pauvres, et je déplore qu’ils vous aient été ravis.

Il l’assura qu’elle les retrouverait sûrement en ce monde ou dans l’autre; il lui dit tout ce qui pouvait adoucir ses regrets et calmer sa peine, et il la consola. Car elle avait une âme douce et qui voulait être consolée. Mais il la quitta lui-même très affligé.

Le lendemain, comme il se préparait à dire la messe en la cathédrale, le saint évêque vit venir à lui, dans la sacristie, les trois juifs Séligmann, Issachar et Meyer, qui, coiffés du chapeau vert et la rouelle à l’épaule, lui présentèrent très humblement les billets que Robin leur avait passés. Et le vénérable pontife ne pouvant les payer, ils appelèrent une vingtaine de portefaix, avec des paniers, des sacs, des crochets, des chariots, des cordes, des échelles, et commencèrent à crocheter les serrures des armoires, des coffres et des tabernacles. Le saint homme leur jeta un regard qui eût foudroyé trois chrétiens. Il les menaça des peines dues en ce monde et dans l’autre au sacrilège; leur représenta que leur seule présence dans la demeure du Dieu qu’ils avaient crucifié appelait le feu du ciel sur leur tête. Ils l’écoutèrent avec le calme de gens pour qui l’anathème, la réprobation, la malédiction et l’exécration étaient le pain quotidien. Alors il les pria, les supplia, leur promit de payer sitôt qu’il le pourrait, au double, au triple, au décuple, au centuple, la dette dont ils étaient acquéreurs. Ils s’excusèrent poliment de ne pouvoir différer leur petite opération. L’évêque les menaça de faire sonner le tocsin, d’ameuter contre eux le peuple qui les tuerait comme des chiens en les voyant profaner, violer, dérober les images miraculeuses et les saintes reliques. Ils montrèrent en souriant les sergents qui les gardaient. Le roi Berlu les protégeait parce qu’ils lui prêtaient de l’argent.