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Comme ils cheminaient dans la tempête, aux éclats de la foudre, sur la route changée en torrent, ils aperçurent dans un éclair une maison où pendait une branche de houx, signe d’hospitalité. Ils arrêtèrent leurs montures.

L’auberge paraissait abandonnée; pourtant l’hôte s’avança vers eux, à la fois humble et farouche, un grand couteau à la ceinture, et leur demanda ce qu’ils voulaient.

– Un gîte et un morceau de pain, avec un doigt de vin, répondit l’évêque, car nous sommes las et transis.

Tandis que l’hôte prenait du vin au cellier et que Modernus conduisait les mules à l’écurie, saint Nicolas, assis devant l’âtre, près d’un feu mourant, promena ses regards sur la salle enfumée. La poussière et la crasse couvraient les bancs et les bahuts; les araignées tissaient leur toile entre les solives vermoulues, où pendaient de maigres bottes d’oignons. Dans un coin sombre, le saloir étalait son ventre cerclé de fer.

En ce temps-là, les démons se mêlaient bien plus intimement qu’aujourd’hui à la vie domestique. Ils hantaient les maisons; blottis dans la boîte au sel, dans le pot au beurre ou dans quelque autre retraite, ils épiaient les gens et guettaient l’occasion de les tenter et de les induire en mal. Les anges aussi faisaient alors parmi les chrétiens des apparitions plus fréquentes.

Or, un diable gros comme une noisette, caché dans les tisons, prit la parole et dit au saint évêque:

Regardez ce saloir, mon père: il en vaut la peine. C’est le meilleur saloir de toute la Vervignole. C ’est le modèle et le parangon des saloirs. Le maître de céans, le seigneur Garum, quand il le reçut des mains d’un habile tonnelier, le par fuma de genièvre, de thym et de romarin. Le seigneur Garum n’a pas son pareil pour saigner la chair, la désosser, la découper curieusement, studieusement, amoureusement, et l’imprégner des esprits salins qui la conservent et l’embaument. Il est sans rival pour assaisonner, concentrer, réduire, écumer, tamiser, décanter la saumure. Goûtez de son petit salé, mon père, et vous vous en lècherez les doigts: goûtez de son petit salé, Nicolas, et vous m’en direz des nouvelles.

Mais, à ce langage, et surtout à la voix qui le tenait (elle grinçait comme une scie), le saint évêque reconnut le malin esprit. Il fit le signe de la croix et aussitôt le petit diable, comme une châtaigne qu’on a jetée au feu sans la fendre, éclata avec un bruit horrible et une grande puanteur.

Et un ange du ciel apparut, resplendissant de lumière, à Nicolas, et lui dit:

– Nicolas, cher au Seigneur, il faut que tu saches que trois petits enfants sont dans ce saloir depuis sept ans. Le cabaretier Garum a coupé ces tendres enfants par morceaux et les a mis dans le sel et la saumure. Lève-toi, Nicolas, et prie afin qu’ils ressuscitent. Car si tu intercèdes pour eux, ô pontife, le Seigneur, qui t’aime, les rendra à la vie…

Pendant ce discours, Modernus entra dans la salle, mais il ne vit pas l’ange, et il ne l’entendit pas, parce qu’il n’était pas assez saint pour communiquer avec les esprits célestes.

L’ange dit encore:

– Nicolas, fils de Dieu, tu imposeras les mains sur le saloir et les trois petits enfants seront ressuscités.

Le bienheureux Nicolas, rempli d’horreur, de pitié, de zèle et d’espérance, rendit grâces Dieu, et, quand l’hôtelier reparut, un broc à chaque bras, le saint lui dit d’une voix terrible:

– Garum, ouvre le saloir!

A cette parole, Garum, épouvanté, laissa tomber ses deux brocs.

Et le saint évêque Nicolas étendit les mains et dit:

– Enfants, levez-vous!

A ces mots, le saloir souleva son couvercle et trois jeunes garçons en sortirent.

Enfants, leur dit l’évêque, louez Dieu qui, par mes mains, vous a tirés du saloir.

Et, se tournant vers l’hôtelier, qui tremblait de tous ses membres:

– Homme cruel, lui dit-il, reconnais les trois enfants que tu as vilainement mis à mort. Puisses-tu détester ton crime et t’en repentir pour que Dieu te pardonne!

L’hôtelier, rempli d’effroi, s’enfuit dans la tempête, sous le tonnerre et les éclairs.

II

Saint Nicolas embrassa les trois enfants et les interrogea avec douceur sur la mort qu’ils avaient misérablement soufferte. Ils contèrent que Garum, s’étant approché d’eux tandis qu’ils glanaient aux champs, les avait attirés dans son auberge, leur avait fait boire du vin et les avait égorgés pendant leur sommeil.

Ils portaient encore les haillons dont ils étaient vêtus au jour de leur mort et gardaient en leur résurrection un air craintif et sauvage. Le plus robuste des trois, Maxime, était le fils d’une folle femme, qui suivait sur un âne les gens d’armes à la guerre. Il tomba une nuit du panier dans lequel elle le portait, et resta abandonné sur la route. Depuis lors, il avait vécu seul de maraude. Le plus malingre, Robin, se rappelait à peine ses parents, paysans des hautes terres, qui, trop pauvres ou trop avares pour le nourrir, l’avaient exposé dans la forêt. Sulpice, le troisième, ne connaissait rien de sa naissance, mais un prêtre lui avait appris sa croix-de-Dieu.

L’orage avait cessé. Dans l’air limpide et léger les oiseaux s’entr’appelaient à grands cris. La terre verdoyait et riait. Modernus ayant amené les mules, l’évêque Nicolas monta la sienne et tint Maxime enveloppé dans son manteau; le diacre prit en croupe Sulpice et Robin, et ils s’acheminèrent vers la ville de Trinqueballe.

La route se déroulait entre des champs de blé, des vignes et des prairies. Chemin faisant, le grand saint Nicolas, qui aimait déjà ces enfants de tout son cœur, les interrogeait sur des sujets proportionnés à leur âge et leur posait des questions faciles, comme, par exemple: «Combien font cinq fois cinq?» ou «Qu’est-ce que Dieu?» Il n’en obtenait pas de réponses satisfaisantes. Mais, loin de leur faire honte de leur ignorance, il ne songeait qu’à la dissiper graduellement par l’application des meilleures règles pédagogiques.

Modernus, dit-il, nous leur enseignerons premièrement les vérités nécessaires au salut, secondement les arts libéraux, et, en particulier, la musique, afin qu’ils puissent chanter les louanges du Seigneur. Il conviendra aussi de leur enseigner la rhétorique, la philosophie et l’histoire des hommes, des animaux et des plantes. Je veux qu’ils étudient, dans leurs mœurs et leur structure, les animaux dont tous les organes, par leur inconcevable perfection, attestent la gloire du Créateur. Le vénérable pontife avait à peine achevé ce discours qu’une paysanne passa sur la route, tirant par lu licol une vieille jument si chargée de ramée que ses jarrets en tremblaient et qu’elle bronchait à chaque pas.

– Hélas! soupira le grand saint Nicolas, voici un pauvre cheval qui porte plus que son faix. Il échut, pour son malheur, à des maîtres injustes et durs. On ne doit surcharger nulles créatures, pas même les bêtes de somme.

A ces paroles les trois garçons éclatèrent de rire. L’évêque leur ayant demandé pourquoi ils riaient si fort: Parce que…, dit Robin.

– A cause…, dit Sulpice.

Nous rions, dit Maxime, de ce que vous prenez une jument pour un cheval. Vous n’en voyez pas la différence: elle est pourtant bien visible. Vous vous connaissez donc pas en animaux?