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L’autre fille de l’expédition était une certaine Soizic. Elle avait quitté sa Bretagne natale pour suivre à la Chaussée-d’Antin une formation courte de dactylo. C’était une grande rousse plutôt futile qui n’avait jamais beaucoup aimé les études. Passionnée par la mode, le cinéma, les boîtes de nuit, elle avait vu dans cette idée de croisière automobile une occasion de s’amuser. La perspective de se faire prendre en photo à son avantage et de se trouver un jour dans les pages d’un grand magazine – Paris-Match était partenaire de l’aventure – l’excitait beaucoup. Son flirt du moment lui avait proposé ce voyage. Elle le connaissait depuis peu, mais en était tombée très amoureuse. C’était Edgar, le quatrième membre de l’expédition.

Edgar, notre Edgar. Le voici pour la première fois, lui que nous allons suivre tout au long de cette histoire. Je dois m’arrêter un peu pour le présenter.

Lorsque l’on a connu quelqu’un à plus de quatre-vingts ans, il est difficile de reconstituer ce qu’il a pu être à vingt. La tentation est grande d’affecter le jeune homme des mêmes qualités et des mêmes défauts que l’âge et les épreuves ont révélés. Ce n’est pas toujours pertinent. Cependant, d’après les témoins de l’époque, deux traits de personnalité qui caractérisaient le jeune Edgar resteront présents chez le vieil homme que j’ai côtoyé : l’énergie et la séduction.

L’énergie n’était pas chez lui synonyme d’agitation. C’était plutôt une plante à croissance lente qui était loin d’avoir pris sa pleine dimension. Au moment de ce voyage, cette énergie était encore enfermée au-dedans de lui comme une arme serrée dans un coffre. Pourtant, elle transparaissait dans la vivacité de ses gestes, dans sa bonne humeur matinale, dans son optimisme en face des obstacles, et il n’en manquerait pas au cours de ce voyage.

La séduction, il l’exerçait immédiatement sur ceux qui croisaient sa route. Elle est bien difficile à définir. Seule certitude : elle ne venait pas de qualités physiques particulières. Que dire de remarquable sur son apparence ? Une petite cicatrice sur sa pommette droite – chute de vélo dans son enfance – déformait un peu son visage et attirait le regard de ses interlocuteurs. Ses mains fines et longues étaient toujours en mouvement. Ses cheveux châtains, en broussaille sur le front, étaient coupés court vers la nuque, comme le voulait la mode. Rien de bien exceptionnel, en somme. Cependant, il se dégageait de lui un charme puissant. À quoi tenait-il ? Sans doute à la manière unique qu’il avait de mettre de l’élégance dans tout. Ce n’était pas une élégance recherchée, coûteuse, plutôt un talent inné grâce auquel il tirait parti des moindres détails de son apparence pour donner une impression d’aisance et de naturel. Par exemple, il était d’une taille moyenne mais, sur les photos, on jurerait qu’il est très grand. Cette illusion était due à sa minceur, à sa silhouette construite autour de lignes verticales mais aussi, et peut-être surtout, à une manière de se tenir droit, de regarder loin, qui suggérait l’idée de hauteur, d’élévation. Son visage était longiligne, étroit et osseux pour un garçon de son âge. Cette sécheresse de traits ne rendait que plus séduisante l’expression juvénile de ses yeux noisette aux paupières grandes ouvertes et de sa bouche encore charnue, avide, mobile, qui mettra longtemps à s’amincir. Quand il m’a été donné de le connaître, Edgar avait perdu sa lippe depuis belle lurette et ses orbites s’étaient creusées sous d’épais sourcils gris. Pourtant, il conservait l’expression qu’on retrouve sur son visage de vingt ans : ironique, pleine de gaieté, espiègle et intelligente.

L’autre garçon de l’expédition, Paul, n’était certainement pas triste et il était mieux charpenté qu’Edgar. On aurait même pu dire qu’il était beau. En réalité, à part ses cheveux noirs bouclés, rien de remarquable ne se dégage de lui sur les photos de l’époque. Quand il est à côté d’Edgar, toute la lumière semble aller vers celui-ci. Je me méfie de ma fascination mais j’ai fait le test auprès de plusieurs personnes, hommes ou femmes, et tous sont saisis par la même impression : dès qu’Edgar figure sur une image, il la dévore.

Cette puissance de séduction était pour lui comme une déesse protectrice. Il était arrivé à Paris sans le sou à dix-huit ans. Il quittait Chaumont où il avait vécu jusque-là avec sa mère qui travaillait dur sur les marchés. Il ne connaissait personne dans la capitale et voyait fondre à toute vitesse son petit pécule…

Or voilà que trois jours seulement après son arrivée, Edgar aperçoit dans la rue un automobiliste dans un élégant costume bleu clair qui regarde sa Mercedes en se grattant la tête : une de ses roues venait de crever. Aussitôt, il se propose pour la changer. L’homme accepte bien volontiers. Il est amusé par ce gamin débrouillard et souriant qui lui évite de salir un complet tout neuf. Plutôt que de lui jeter trois sous, il a l’idée de l’engager comme garçon de courses dans son étude de notaire. Le précédent venait justement de partir au service militaire.

Ce bienfaiteur était le père de Paul. Il avait proposé à Edgar de le loger comme son prédécesseur dans une chambre de bonne, au-dessus de l’étude et de son appartement. C’est ainsi qu’Edgar avait fait la connaissance de Paul, qui montait le soir dans le couloir du sixième pour fumer en cachette. Paul n’avait pas tardé, comme son père, à céder au charme de cet être tombé de la lune et qui se montrait à l’aise partout. Ils devinrent de grands amis.

Cette amitié avait donné à Edgar l’occasion d’être embarqué dans cette histoire de traversée de l’URSS. Moyennant la gratuité de son loyer (que Paul négocia avec son père), Edgar devint la cheville ouvrière du projet. Son sens pratique, son énergie et sa bonne humeur firent merveille. Il résolut un nombre considérable de problèmes concrets. Il apprit également à se servir de l’appareil photo Foca à rideau dernier cri que leur avait offert le père de Paul. Car il avait été convenu que, pendant le voyage, Paul écrirait les textes – pour des articles et même un livre – et qu’Edgar aurait le rôle de photographe.

Dans la voiture, ils se relayaient pour conduire. Edgar, qui n’avait pas encore le permis, ne se mit au volant qu’après avoir passé la frontière tchécoslovaque. Ils avaient vite compris que le monde totalitaire contrôlé par le grand frère russe était bardé d’interdictions en tous genres, semé d’indicateurs et de policiers, mais que cette tyrannie ne s’exerçait que sur la politique. Les opinions étaient surveillées et sanctionnées. Mais la vie quotidienne restait plus anarchique et somme toute plus libre qu’en Occident. On pouvait par exemple boire et fumer autant que l’on voulait ; quant à conduire sans permis, c’était un délit que personne ne s’avisait de contrôler.

Les sièges rose vif de la Marly étaient en skaï, matière qui supportait tous les excès. Les réserves de Coca-Cola emportées de France avaient coulé sur les banquettes au gré des cahots de la route, sans y laisser d’autre trace que des flaques sèches et collantes. Aux premières étapes, ils avaient découpé le jambon envoyé par la mère de Nicole, tout emmailloté d’un torchon à carreaux. Et une trentaine de pains, de moins en moins frais à mesure que passaient les jours, avaient servi à confectionner des sandwichs. Ces premières provisions épuisées, ainsi que le vin emporté dans une bonbonne couverte d’osier, ils avaient dû se nourrir dans les fermes. Les paysans avaient peur de recevoir de l’argent étranger et préféraient leur donner gratuitement ce qu’ils désiraient. Paul avait insisté pour emporter un stock de vieux vêtements pour les offrir en échange de ces victuailles. Nicole s’était opposée à cette initiative qui semblait par trop considérer comme acquise la pauvreté des masses prolétariennes dans les pays socialistes. Elle n’avait pas pu empêcher Paul de suivre son idée et il fallait se rendre à l’évidence : toutes les personnes qu’ils rencontraient le long de la route semblaient avides de posséder une de ces nippes.