Выбрать главу

Les visas avaient été négociés pour deux couples. Edgar devait donc être accompagné. Il avait enrôlé dans l’aventure cette Soizic qu’il avait croisée dans un bar du quartier. Il la connaissait à peine, même si, à son grand étonnement, elle s’était donnée à lui presque aussitôt, en lui apportant une expérience dont il manquait encore à l’époque. Sans ce voyage, il est probable qu’Edgar ne serait pas resté longtemps avec elle. Dès le départ, la cohabitation entre eux se révéla difficile.

Le plus pénible pour Edgar était les nuits. Ils avaient emporté des tentes scoutes dans lesquelles deux personnes tenaient, à condition de se serrer. Ce qu’Edgar ne supportait pas chez Soizic se trouvait aggravé par cette promiscuité. Sa conversation superficielle, son incompréhension des choses et des gens, sa culture de midinette irritaient Edgar. Cette antipathie envahissait tout et finissait par lui faire détester les mimiques, les odeurs, les comportements intimes de sa compagne forcée. Car Soizic était loin de partager le dégoût d’Edgar. Elle se faisait de plus en plus tendre à mesure qu’ils s’éloignaient vers l’inconnu, quêtant sa protection et multipliant les signes d’affection. Elle cherchait à l’embrasser, se collait contre lui, murmurait des mots doux à son oreille, inspirés de ce qu’elle avait entendu dans ses chansons américaines préférées. Finalement, peu après leur entrée en Roumanie, dans les contreforts des Carpates encore semés çà et là de plaques de neige sale, il y eut entre eux une explication assez violente. Leur cohabitation devint glaciale. Sans que Soizic eût vraiment renoncé à son amour, elle n’en imposa plus les signes. Edgar, la nuit tombée, l’entendait pleurer en silence, le nez dans son oreiller.

Avant le départ, il fit un rapide aller-retour à Chaumont. Désormais habitué par la famille de Paul à un milieu aisé, Edgar fut frappé par la misère dans laquelle vivait sa mère. Il avait grandi là sans en être conscient. Il se rendit compte pour la première fois à quel point la pauvre femme qui l’avait élevé seule était usée. Il se jura de chercher au plus vite un moyen de réussir et de l’aider. Il lui faudrait d’abord rentrer de cet absurde périple soviétique ; c’était du moins ce qu’il pensait, sans savoir qu’il ne s’égarait pas en partant si loin. Car là-bas l’attendait son destin.

II

Ils étaient entrés depuis deux jours en URSS et s’enfonçaient dans les terres noires de l’Ukraine.

À la frontière, un cinquième passager les avait rejoints à bord de la Marly. Edgar et Soizic devaient se serrer à l’arrière pour faire une place au « guide touristique » qu’ils s’étaient engagés à transporter. C’était un Géorgien d’une trentaine d’années, la bouche encombrée de dents en métal. Il était mal rasé et répandait une odeur mêlée de suint et d’eau de Cologne bon marché.

À l’arrivée de la voiture, les villageois s’approchaient avec une curiosité souriante mais dès qu’ils apercevaient le guide ils faisaient mine d’avoir une affaire urgente à poursuivre. L’homme s’appelait évidemment Ivan, c’est-à-dire personne, et ne parlait aucune langue étrangère. Quand la voiture roulait, il tenait les yeux mi-clos et semblait lutter contre le sommeil. Mais au moindre coup de frein, il sursautait et regardait méchamment autour de lui.

Du fait de sa présence, les jeunes Français avaient peu de contacts avec les populations – si ce n’est aux étapes prévues et avec les interlocuteurs qu’on leur avait préparés. Ils rencontrèrent ainsi un tractoriste de kolkhoze, radieux et fier de sa machine moderne ; une ménagère dans une maison cossue à la périphérie d’un bourg minier qui leur avait fait visiter sa cuisine neuve ; un vétéran de la grande guerre patriotique, arborant une planche entière de décorations sur la vareuse d’uniforme qu’il portait en sarclant son potager. Même Nicole n’y croyait pas. Tous ces numéros sentaient le toc, pire, la terreur. Il semblait que d’invisibles canons tenaient ces malheureux en joue et les obligeaient à débiter leur boniment, sous peine d’être abattus sur place.

Edgar prenait consciencieusement des photos. Il était maintenant bien familiarisé avec les notions d’ouverture et d’exposition. Les bobines s’accumulaient au fond de son sac. Paris-Match, qui avait confirmé son intérêt pour le reportage et pris l’engagement de le publier, y mettait deux conditions : que les photos soient de bonne qualité et les plus originales possible. Edgar était à peu près sûr qu’elles seraient techniquement réussies. Mais il voyait bien à quel point les sujets étaient convenus et il ne désespérait pas de trouver mieux.

La scène décisive se déroula par un temps gris. Le soleil avait brillé les jours précédents car le printemps était déjà bien installé. Ce retour des nuages semblait d’autant plus incongru : les gens les regardaient avec mépris, comme les derniers détachements d’une armée en déroute. C’est dans cette atmosphère lourde que se produisit un accroc dans l’étoffe trop parfaite de la propagande.

Ils arrivaient dans un village d’Ukraine que rien ne distinguait de tous ceux qu’ils avaient traversés : maisons basses couvertes de bardeaux décolorés, fenêtres entourées de larges encadrements de bois sculptés, meules de foin dressées dans les cours autour de piquets en bois et toujours ces paysans apeurés qui gardaient les yeux baissés. Cette fois pourtant, le village où ils pénétraient paraissait en proie à une agitation inhabituelle. Le guide touristique sentit un danger et passa au-dessus d’Edgar pour mettre le nez à la portière. Les deux mains sur la banquette, il reniflait comme un chien d’arrêt. Chose étrange dans ces villages toujours plus ou moins déserts, une troupe compacte s’était rassemblée sur la place centrale. On aurait presque pu parler de foule. Au centre de l’espace trônait un grand chêne. L’écorce autour du tronc avait été usée par le frottement du bétail et lardée d’entailles au couteau, laissées par des jeunes gens désœuvrés. On imaginait volontiers que, les jours de chaleur, les oisifs du village profitaient de son ombre. La nuit venue, il avait dû abriter pas mal de couples d’amoureux. Pendant ce printemps continental, les arbres se couvraient lentement de feuilles mais le chêne était le dernier à étaler sa ramure complète. Il ne portait que de gros bourgeons à peine éclos. On voyait encore l’entrelacs de ses branches sombres se détacher sur le ciel gris pâle.

La foule regardait l’arbre, les yeux fixés sur ses plus hautes branches. On entendait des rires mais, quand la Marly se gara sur la place, le silence se fit. Le guide sortit de la voiture et chacun secoua la tête, s’efforçant de montrer à quel point il était scandalisé par ce spectacle et tout à fait étranger à l’événement. Les quatre Français descendirent à leur tour. Edgar se mit à prendre des photos. Quand le déclic arriva aux oreilles du guide, celui-ci entra en fureur et arracha l’appareil des mains d’Edgar. Il cherchait un moyen de l’ouvrir et, faute de savoir s’y prendre, il allait le jeter par terre. Edgar l’en empêcha et choisit un moindre mal : il ouvrit le capot du Foca et remit la pellicule au commissaire politique qui la déroula, la laissa tomber et la piétina.

Cet incident clos, tout le monde revint au chêne. L’objet du scandale était toujours là. À dix mètres du sol peut-être, sur une haute branche en forme de lyre, était assise une femme. On la distinguait mal à travers les rameaux couverts de pousses vertes mais il n’y avait aucun doute : elle était complètement nue. Le silence se prolongea, laissant entendre le sifflement du vent à travers la toiture noircie d’une grange brûlée. Soudain, une voix d’homme retentit parmi les assistants.