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— Ludmilla !

Suivit une longue phrase dont ni Edgar ni ses compagnons ne comprirent rien, car ils ne parlaient pas le russe. Cependant, le sens était clair : l’homme demandait à la jeune femme de descendre et ajoutait à son ordre menaces et jurons.

Les paysans semblaient plus inquiets depuis l’apparition de la voiture. L’air mauvais du « guide » les incitait à se montrer plus actifs. L’un d’eux saisit une pierre au sol et la lança. Elle n’atteignit pas son but. D’autres l’imitèrent avec plus de force mais, à cette hauteur, les projectiles arrivaient très affaiblis et la jeune fille ne bougeait pas.

Il se produisit alors un événement si inattendu que personne n’eut le temps d’intervenir. Le guide sortit un pistolet de sa poche et tira dans la direction de l’arbre. Edgar savait que le commissaire politique était armé. Il avait remarqué comme les autres la saillie que le pistolet faisait sous son veston. Mais qu’il pût s’en servir ainsi sans sommation pour tirer sur une jeune femme inoffensive ne lui avait pas effleuré l’esprit.

La balle alla se ficher dans le tronc un peu trop bas, avec un bruit mat. La fille ne bougea pas. L’homme pointa de nouveau son arme. Cette fois, Edgar et Paul se précipitèrent pour l’empêcher de tirer. Il y eut un début de bagarre, beaucoup de confusion. Pendant ce temps, on s’agitait dans la foule. Quelqu’un portait une échelle et, quand le guide eut enfin accepté de ranger son arme, la fille était en train de descendre. Sitôt à terre, une femme lui jeta un sac de jute sur les épaules et l’en enveloppa pour cacher sa nudité. C’était une toile grossière et rêche, tachée de graisse et semée de grains d’orge qu’elle servait d’ordinaire à transporter. Elle formait un contraste atroce avec la peau blanche de la fille sur laquelle frisait un duvet doré.

Les villageois s’étaient attroupés autour d’elle et allaient l’emmener mais le guide voulut la voir et on la conduisit devant lui. Il avait grande envie de la frapper, mais il sentait autour de lui l’attention indiscrète des quatre étrangers et il se retint.

Il interrogea la fille. Elle lui répondit d’une voix ferme mais ne le regarda pas. Elle ne semblait même pas le voir. Elle tenait les yeux fixés ailleurs, sur ce qui paraissait à tout le monde être un point vague. En réalité, elle regardait Edgar. Et lui, qui était un peu en retrait derrière le garde-chiourme, au milieu de ses compagnons, se sentait transpercé par le regard de cette femme auquel il répondait en offrant ses yeux grands ouverts. Il les écarquillait comme on écarte les bras, pour qu’elle vienne s’y blottir, s’y réfugier.

Ses yeux… Ce fut longtemps tout ce qu’il connut d’elle. Beaucoup croient qu’il fut séduit par sa voix, et c’est naturel quand on connaît la suite de l’histoire. Mais il a fallu longtemps pour qu’il en entende le timbre et, déjà, tout était joué. En vérité, c’est son regard qui l’a frappé au cœur.

Moi qui ai rencontré Ludmilla dans son grand âge, j’ai subi la même fascination pour ce regard. Le temps avait ridé ses paupières et alourdi son visage mais ses yeux gardaient leur puissance envoûtante. Détailler un tel pouvoir, c’est le détruire. On peut dire qu’ils étaient bleus, en amande, que la pupille y était si noire qu’elle semblait la bouche d’un canon, d’où partaient d’invisibles et meurtriers projectiles quand elle dévisageait quelqu’un ; on n’a rien révélé pour autant de leur charme. Car, en réalité, ils n’étaient pas toujours bleus. Ils étaient l’expression du ciel et du moment, gris d’acier ce jour-là. Elle avait certes les pommettes hautes des Slaves et les yeux légèrement bridés mais en cet instant précis, tandis qu’elle les tenait dans ceux d’Edgar pour la première fois, ses sourcils levés et ses paupières grandes ouvertes trahissaient sa stupeur et l’abandon de tout son corps à un bonheur inattendu. Quant à ses prunelles, dans la lumière éclatante et diffuse du soleil voilé, elles étaient réduites à deux points minuscules, deux insectes qui flottaient sans l’altérer sur le lac à peine bleuté de ses iris.

Quand un tel choc amoureux arrive, le temps est suspendu. Et quand il prend fin, aucun des deux épris ne pourrait dire combien il a duré.

La toile grossière glissa sur l’épaule de Ludmilla, un sein apparut. Une commère bondit pour le cacher. Le guide, désespérant d’obtenir une réponse à ses questions, fit signe d’emmener la coupable. La foule immonde se referma sur elle et la poussa vers une des maisons de la place. La jeune fille trébucha sous les coups, tomba à genoux dans une flaque. Des mains calleuses aux ongles noirs de terre la saisirent et la relevèrent. Quelqu’un lui empoigna les cheveux. Elle ne cria pas. On entendait seulement les invectives de la meute, claquer des gifles. Puis le groupe et sa proie s’engagèrent dans un hangar et disparurent de la vue des Français. Ivan le guide reprit contenance, eut le rire gras de quelqu’un qui vient d’assister à une scène inconvenante mais sans importance et il fit signe à Paul de reprendre le volant. Nicole s’assit à l’avant à côté de lui. Ivan monta derrière.

Edgar ne bougeait pas. Il est difficile de rendre l’émotion qu’il ressentait. Le plaisir et la douleur s’y mêlaient avec tant de puissance qu’il en était paralysé. Il avait envie de courir vers le hangar, de délivrer cette femme, de l’étreindre, de la protéger. En même temps, il ne s’en sentait pas la force. Ou plutôt cette force le pétrifiait comme ces héros de contes qu’un sort a rendus semblables aux rochers et livrés à la malédiction de l’immobilité.

Soizic, à côté de lui, était la seule à avoir compris ce qui venait de se passer. Si elle manquait tout à fait de culture, elle avait une intuition et une sensibilité qui lui faisaient déceler l’amour dans toutes ses expressions. Elle regarda Edgar et fondit en larmes. C’est en la voyant sangloter qu’il s’éveilla. Il la suivit dans la voiture et laissa le village s’éloigner.

Si j’ai sorti cette scène de celles qui l’ont précédée et suivie, c’est bien sûr parce qu’elle revêt rétrospectivement une signification particulière. Mais sur le moment, il n’en est rien paru. Le voyage s’est déroulé conformément au programme, avec son lot de rencontres et de rares complications liées à des pannes ou à des obstacles imprévus, comme ce pont que la fonte des glaces avait emporté et qui contraignit les voyageurs à faire un détour de plus de trois cents kilomètres.

Soizic, on l’a dit, avait senti quelque chose mais elle n’en fit pas part aux autres, se contentant de pleurer encore plus longtemps chaque soir dans la tente. Ainsi, à part elle, personne ne comprit ce qui avait frappé Edgar ni à quel point il était intérieurement bouleversé.

Lui-même ne dit rien et resta seulement silencieux. Il ne participa plus aux conversations que Paul et Nicole consacrèrent à l’incident, pendant qu’ils roulaient à travers les plaines ukrainiennes où s’activaient des milliers de paysans pour les semailles.

Faute de pouvoir tirer quelque explication que ce soit de leur rustre de guide, les jeunes gens étaient arrivés à la conclusion qu’ils avaient assisté à une scène médiévale mettant aux prises une malade mentale et une populace abrutie par l’ignorance et la superstition. Edgar, consulté sur cette opinion, l’approuva silencieusement. Mais ses pensées étaient bien différentes. Il ne parvenait pas à ôter de son esprit l’image de cette jeune femme et son regard lui brûlait le cœur comme s’il eût imprimé jusqu’au fond de son être un sceau incandescent. Il était partagé entre cette douleur et quelque chose de plus inattendu encore : la certitude que cette rencontre était la promesse d’infinies délices à venir.