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Il dut faire un effort immense sur lui-même pour recouvrer un peu de l’énergie et de la gaieté auxquelles il avait jusque-là habitué ses compagnons. Il fit mine de s’intéresser aux femmes et aux hommes qui avaient été sélectionnés d’étape en étape pour apporter à l’Occident le témoignage des charmes soviétiques. Il se força à prendre des photos, soignant le cadre et attentif aux réglages nécessaires. Il lui arriva même de rédiger des notes par exemple quand Paul avait été victime d’une grave indigestion qui le laissait très affaibli.

Une fois à Moscou, ils durent prendre part à des réceptions officielles d’une hypocrisie épaisse dans lesquelles personne n’était ce qu’il prétendait être, sauf eux. Ils séjournèrent trois jours à l’hôtel Intourist de la capitale. Après avoir revendu la Marly à un attaché de l’ambassade de France, les quatre aventuriers étaient rentrés à Paris sur un vol Aeroflot. Une réunion fut organisée presque aussitôt dans les locaux de Paris-Match. Les responsables de la rédaction se montrèrent assez satisfaits des photos d’un point de vue technique et esthétique. Mais, comme il était à prévoir, ils les jugèrent un peu trop convenues et sentant la propagande. L’essentiel, à l’évidence, serait le récit du voyage. Ils fixèrent des délais très brefs pour le rendre. Paul, qui en était chargé, composa une sorte de journal de bord pour le grand public. C’était un récit assez enlevé, lucide sur la situation politique si on savait lire entre les lignes. Il n’avait pas l’intention de le faire passer, comme ils s’y étaient engagés, à l’ambassade de l’URSS pour validation. Bizarrement, c’est Edgar, qui s’était toujours montré plutôt libre et n’avait jamais perdu une occasion de contourner les règlements soviétiques, qui insista pour que Paul fasse tout de même contrôler son texte.

— Au diable l’ambassade, protesta Paul. On n’a pas l’intention de retourner là-bas.

Edgar ne répondit rien mais s’entêta jusqu’à ce que Paul, de guerre lasse, envoie copie de son article. Ils reçurent un mot de remerciement et de félicitations de l’ambassadeur russe en personne.

La parution du reportage mit le projecteur sur les quatre jeunes gens. Paul et Nicole se révélèrent assez doués pour répondre aux interviews. Soizic se contenta de faire admirer ses coiffures et son maquillage, non sans résultat d’ailleurs : à la faveur d’une des conférences qu’ils donnèrent en province, elle rencontra un jeune propriétaire terrien du Périgord et l’épousa quelque temps plus tard.

Un éditeur prestigieux signa un contrat pour un livre illustré. J’ai réussi à en retrouver un exemplaire sur un site de livres anciens. C’est un témoignage très intéressant sur l’URSS de la fin des années cinquante : la vie d’une famille « aisée » dans la promiscuité d’un logement minuscule, le quotidien d’une vendeuse du Goum, une noce paysanne digne de Tolstoï…

On y voit avec quelle tragique naïveté le régime communiste essaie d’imiter les productions de l’Amérique mais sans en accepter les fondements. Les voitures qu’on présente comme des instruments de liberté sont issues d’industries d’État ; les gratte-ciel qui prétendent rivaliser avec ceux de New York ont été construits par des prisonniers de guerre ; les éléments d’électroménager qui accompagnent prétendument la libération des femmes sont installés dans la cuisine sordide des appartements communautaires. Ces images décrivent mieux qu’un long discours les contradictions de la grande utopie soviétique… Mais ce n’est pas notre sujet. Pour ce qui nous occupe, ce livre est intéressant parce qu’il comporte des images du petit groupe de voyageurs et de leur Marly. Les garçons se sont laissé pousser la barbe. Ils posent avec le pantalon remonté jusqu’en haut du ventre, comme c’était la mode. Les filles sont coiffées à la Rita Hayworth, ce qui ne devait pas aller sans mal dans les conditions où elles étaient.

Je me suis efforcé de voir si on peut noter un changement dans le comportement d’Edgar pendant ce voyage. C’est assez difficile à dire. Rien ne signale clairement qu’un événement décisif pour lui se soit déroulé en Ukraine. On peut seulement signaler que plus l’expédition avance, plus il semble marquer ses distances avec le reste du groupe. Et, peut-être parce que je connais la suite de l’histoire, je lui trouve sur les derniers clichés un regard vague et comme voilé par la mélancolie.

Généreusement, Paul et Nicole laissèrent la plus grosse part de l’à-valoir du livre à Edgar. Avec les droits d’auteur, il quitta sa chambre de bonne chez les parents de Paul pour un petit studio indépendant dans le XVIIe arrondissement, près des Batignolles. Edgar, ne vivant plus à proximité de Paul et de sa compagne, se mit à moins les fréquenter. De loin en loin, il leur rendait visite mais sans leur raconter ce qu’il faisait. En vérité, il ne s’ouvrit à personne du projet qu’il poursuivait.

La première étape pour réaliser ce projet était de se faire engager dans un grand journal. Edgar avait fait de gros efforts pour se faire bien voir par les rédacteurs en chef de Paris-Match. Moins pour la qualité de ses photos que parce qu’ils avaient succombé à son charme, ils lui donnèrent bientôt la possibilité de rejoindre l’équipe éditoriale. Sans aller jusqu’à lui proposer un poste de permanent à la rédaction, ils lui offrirent de généreuses conditions financières en tant que photographe pigiste régulier. Il accepta et suggéra d’abord deux sujets proches et rapides à exécuter. C’est ainsi qu’on le vit, au début de 1959, se mêler aux mineurs en grève dans le Massif central puis embarquer sur un remorqueur chargé de mettre à flot un nouveau paquebot. Il devait chaque fois rapporter des images et rédiger de courts textes. La rédaction du journal apprécia son travail.

On allait lui réserver un emploi permanent quand, soudain, il abattit ses cartes. Il ne voulait pas d’un travail régulier. Il ne demandait qu’une seule chose mais avec tant d’énergie et de charme qu’il avait toutes les chances de l’obtenir. Il voulait retourner en Ukraine. Pour conférer à ce voyage un semblant de raison, il avait trouvé une idée : faire un reportage sur Khrouchtchev, l’homme fort du Kremlin qui était en train de prendre l’ascendant sur les autres leaders poststaliniens. Aller sur les traces de son enfance en Ukraine, visiter son école, son usine, recueillir des témoignages sur son accession à la tête du Parti local.

La rédaction se montra dubitative. Edgar répondit à toutes les objections. On finit par lui donner le feu vert. Il sollicita un visa, régla les problèmes pratiques du voyage, choisissant le train plutôt que l’avion et, le 20 mai, il embarqua gare de l’Est dans un wagon en partance pour Lviv.

Si ses commanditaires avaient eu l’idée de lui faire ouvrir sa valise, ils auraient été bien étonnés. À part une tenue de rechange pour lui, elle ne contenait que des habits de femme. Pendant toutes ces semaines, il les avait achetés discrètement mais avec passion. Il ne connaissait pas la taille exacte de celle qui les porterait mais, en s’imaginant l’étreindre, en se donnant la volupté de la voir debout devant lui et d’imaginer sa corpulence, ses mensurations, il rêvait déjà de la serrer contre lui. Elle ne lui était jamais apparue que nue ou couverte d’un sac rêche.

Car c’était Ludmilla le but de ce voyage. Edgar n’avait fait que l’entrevoir mais il n’avait pas cessé depuis lors de penser à elle. Il l’avait abandonnée aux coups de la populace quand elle avait eu, elle, l’audace de tout affronter pour lui sourire.

Cela, il ne l’avait pas oublié. Il était prêt à payer cette lâcheté au prix fort.