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Edgar avait gardé le contact avec cet officier et l’avait revu par la suite à titre privé. Ils sont d’ailleurs restés amis toute leur vie. Dès qu’ils furent en confiance l’un avec l’autre, Edgar demanda au militaire de l’aider à reconstituer le trajet précis de leur premier voyage grâce à des cartes dont seuls les services de renseignement disposaient. Il voulait connaître l’emplacement et le nom du village où s’était produit l’incident avec Ludmilla. Ils y étaient à peu près parvenus, deux localités proches pouvaient correspondre.

C’est à la même date qu’Edgar prit sa carte au Parti communiste. Cet engagement demeura longtemps secret – sauf pour la DST qui l’enregistra immédiatement. Il fut révélé bien plus tard dans une des biographies qui lui fut consacrée. Il paraît évident, compte tenu de la concordance des dates, que cette éphémère adhésion au Parti était liée directement au projet que nourrissait Edgar à l’époque. Il comptait sur cette référence pour entrer plus aisément en contact avec les instances dirigeantes en Ukraine et pour obtenir d’elles les autorisations nécessaires. Il serait fastidieux d’énumérer tous les autres indices qui prouvent sans erreur possible que le retour d’Edgar en URSS fut méthodiquement préparé.

Quand il monta dans l’Orient-Express le 12 juillet 1959, il savait où il allait. Son reportage sur Khrouchtchev était un simple prétexte. La meilleure preuve est qu’il ne publia jamais rien à son retour sur le sujet. Son objectif était simple et tout autre : retrouver Ludmilla et la sauver.

Il l’avait vue à l’époque en tout et pour tout trois minutes à peine. L’amour est-il capable de frapper si vite et si fort ? Certains affirmeront que oui. D’autres voudront le croire, même s’ils en doutent. La plupart diront que c’est impossible. Chacun réagit en la matière avec sa propre expérience. Dans ce cas, il est certain, la suite le prouvera, que c’est bien d’amour qu’il s’agit. Cependant, pour expliquer l’immense énergie qu’Edgar déploya pour parvenir à sauver celle qui avait si brièvement mais si profondément imprimé sa marque en lui, il faut admettre que l’amour seul ne peut tout expliquer. Dans cette rage d’aller délivrer une inconnue brûla un autre combustible que l’on peut, faute de mieux, appeler le rachat.

Edgar, mis peu avant son départ en présence de sa mère sacrifiée par la vie, fut envahi par le désir de la sauver. Il était bien entendu trop tard pour elle. J’ai dit qu’elle allait mourir peu après. En somme, ce n’est pas cette vieille femme brisée qui appelait Edgar au sacrifice, c’était celle qu’elle avait été. Il m’a confié un jour qu’au fond des yeux de sa mère et dans ce corps auquel la vie avait ôté toute force et toute beauté, avait brillé jusqu’au bout un éclat de jeunesse. Comme ces villes antiques où l’on ne reconnaît plus rien mais où, tout à coup, une pierre sculptée vient porter témoignage des anciennes splendeurs, le regard de sa mère laissait apercevoir la beauté de sa jeunesse.

C’est cette fille innocente et belle si cruellement violentée par la vie qu’Edgar avait le désir de protéger. Vient toujours un moment où les enfants ont le désir douloureux et évidemment désespéré de protéger leurs parents, comme s’il était en leur pouvoir de leur donner à vivre une autre vie. Et par le moyen classique du transfert, ce désir de salvation peut s’arrêter sur un autre objet. Celui d’Edgar se porta sur Ludmilla.

Le déroulement du deuxième voyage d’Edgar en Ukraine importe peu, et l’on n’en connaît pas tous les détails. Disons seulement qu’arrivé en train à Kiev, il avait obtenu diverses audiences auprès des autorités de l’État et du Parti. Il était parvenu à se faire organiser un déplacement en voiture. Sans qu’on puisse y voir le jeu du hasard, la Ziel noire le conduisit jusqu’aux deux villages qu’il avait repérés sur la carte avec son ami officier. Le premier qu’ils atteignirent était le bon, reconnaissable au grand chêne sombre, couvert d’un épais feuillage vert bronze qui dominait la place centrale. L’atmosphère était bien différente que lors de son premier passage, à bord de la Marly. Un soleil impitoyable écrasait tout. L’air brûlé de chaleur sentait la paille sèche et la cendre. Fait étrange, malgré le bleu faïence du ciel et le tapis doré des champs mûris, le village paraissait encore plus triste et misérable que par temps gris.

Le chauffeur de la Ziel avait servi à Berlin pendant la guerre. Il parlait quelques mots d’anglais, à peu près autant qu’Edgar à l’époque. L’un avait appris cette langue chez des filles à soldats et l’autre en écoutant des disques de Harry Belafonte. Une partie de leur vocabulaire était commun : tout ce qui touchait aux femmes et à l’amour. Le garde du corps dont Edgar était inévitablement flanqué ne parlait que le russe mais le chauffeur et lui étaient cousins. Ce hasard facilita d’autant la conclusion d’un petit marché dont ils partagèrent le profit à égalité. Ils acceptèrent, moyennant une somme conséquente, de se mettre à la recherche d’une jeune fille nommée Ludmilla.

Sitôt dans le village, les deux cousins ratissèrent les maisons. Les paysans apeurés se tenaient au frais, volets fermés, dans la pénombre. Habitués au racket des autorités, ils étaient prêts à livrer de bonne grâce toutes les victuailles qu’ils avaient cachées. Le chauffeur et le garde durent crier fort pour leur faire entendre qu’il ne s’agissait pas de cela. Bientôt tout le village retentit du même nom. « Ludmilla. » Compères et commères trottaient d’une masure à l’autre, revenaient bredouilles ; certains grimpaient dans des greniers, d’autres descendaient aux caves. Partout on criait « Ludmilla ».

Edgar attendait assis sur le capot de la Ziel. Tout à coup, une clameur retentit au loin, presque à la sortie du village, à la porte d’un grand bâtiment qui devait être une étable communautaire. L’attroupement revint. Le chauffeur marchait en tête. Une fois sur la place, le groupe s’ouvrit. Edgar se mit debout. Il m’a confié qu’il avait toute sa vie cherché à éprouver de nouveau une émotion semblable. Malgré les triomphes et les chutes, malgré les bonheurs inouïs que la fortune lui réservait en part égale avec les chagrins, jamais il n’y était parvenu.

À dix pas de lui, vêtue cette fois d’un simple fourreau de toile qui découvrait ses bras nus et ses jambes jusqu’aux genoux, les cheveux en chignon lâche fixés par une branche d’osier, se tenait Ludmilla.

La poussière soulevée par le piétinement de la foule retombait lentement sur le sol gris. Edgar fit un pas, comme pour s’assurer que ses jambes le portaient encore. Ludmilla lâcha le panier qu’elle tenait à la main. Un œuf en sortit, roula et se brisa.

Il se fit un long silence. Il fallait que se recollent dans l’esprit de l’un comme de l’autre le souvenir qu’ils avaient gardé de leur première rencontre et l’image qu’ils découvraient à cet instant. La mémoire donne aux êtres qu’elle saisit une forme simplifiée, arrondie, floue, et elle se charge par la suite de l’enrichir de toutes les imaginations de l’amour. Quand elle se trouve soudain confrontée à la personne dont elle est le lointain reflet, elle résiste. On tient tant à cette image idéalisée qu’on préfère d’abord croire qu’elle est plus réelle que l’apparition crue et prosaïque que nous livrent nos sens.