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Najiba lui répondit en arabe.

— Que lui dis-tu ? demanda Blanvin.

— Je la rassure. Elle est allée consulter une vieille sorcière du quartier, ce matin, qui lui a dit que mon frère se trouvait avec le diable, mais qu’il allait rentrer bientôt.

Il ne répondit rien et prit congé des deux femmes.

— J’aimerais que tu m’emportes, murmura la jeune fille.

Elle parlait avec une tranquille impudeur.

Sa mère flairait une connivence entre eux et s’en inquiétait. Elle était plus sombre que Najiba et ses traits paraissaient grossiers, comparés à ceux de sa fille. Son nez camard, sa bouche lippue avaient une connotation négroïde qu’on ne trouvait pas chez Najiba. Son regard cerné de khôl luisait de manière excessive ; à la fois vigilant et atone, il déroutait.

* * *

Comme tous les enterrements civils, celui de Rachel fut étriqué et sinistre, bref aussi. Le fourgon mortuaire, avec à son bord Rosine et son fils, n’eut à parcourir que quinze cents mètres pour atteindre le cimetière. L’assistance clairsemée se composait du père Montgauthier, d’Édith Lavageol, de Fausto Coppi (en tenue de ville pour une fois), du garde-barrière chez qui Rosine allait téléphoner, de sa coiffeuse et de deux ou trois vieillardes évasives que Rachel avait connues durant son séjour à l’hôpital lors de son attaque.

L’ordonnateur, de noir vêtu, se croyait obligé de tenir à la main une paire de gants gris qui le gênaient dans ses activités. Il se dépensait pour meubler, créer une sensation de solennité ; la mine compassée, le regard sévère, il chuchotait des ordres à l’oreille des porteurs, arrangeait les gerbes de fleurs, ôtait une feuille d’arbre tombée sur le cercueil.

Quand les fossoyeurs, à l’aide de leur grosse corde, eurent descendu la bière, le maître de cérémonie prit une corbeille de roses et jeta la première dans la fosse pour donner l’exemple. Ensuite, il présenta la corbeille aux Blanvin qui l’imitèrent, puis aux autres personnes présentes.

Cette cérémonie achevée, il obligea Rosine et Édouard à recevoir les condoléances des assistants, ce qui fut rondement mené. Ni Rosine ni son fils ne pleuraient ; ils trouvaient cet enterrement gauche et vaguement ridicule.

Édith Lavageol passa la dernière pour pouvoir s’attarder auprès des endeuillés. Elle embrassa celui dont elle était demeurée la « maîtresse » avec une belle obstination, lui chuchotant des mots de réconfort dont il n’avait pas besoin et qu’il jugea bateaux.

C’est pendant qu’elle lui parlait qu’il aperçut Banane, à l’écart au fond du cimetière. Il pouvait passer pour l’un de ces drogués qu’on enjambe, le soir, sur les trottoirs du Quartier latin. Hâve, sombre, la tignasse emmêlée, le regard battu, le col du blouson relevé comme dans les films sur la délinquance, il grelottait de fièvre. Des boutons lui dévastaient le visage et sa barbe poussait drue.

Édouard planta là Édith pour rejoindre Banane qui le regarda venir avec crainte et lassitude. Édouard eut pitié et le prit aux épaules.

— Tu trembles ? s’étonna-t-il.

— J’ai attrapé la crève, dit Banane.

— La crève et le reste, non ? Tu ne ramènes pas le Sida, j’espère ?

— Je ne crois pas, à moins « qu’elle » ne l’ait !

Il prit la main d’Édouard posée sur son épaule.

— Elle a plié la 11 B, bredouilla-t-il. Et elle l’a fait exprès. Méfie-toi, elle dit qu’elle te butera parce que tu lui as botté le cul. Elle est chiche de le faire, Édouard ; c’est une tueuse !

— Allons, allons, soupira Blanvin, tu délires, c’est la fièvre. Comment est-tu rentré ?

— En stop.

— Tu es passé chez toi ?

— Pas encore.

— Il faut y aller, tes vieux se font un sang d’encre.

Ils rejoignirent Rosine qu’Édith Lavageol ne décramponnait plus, et tout le monde s’entassa dans la 15, y compris Fausto qui avait pris le train pour venir aux obsèques.

On déposa Banane devant son H.L.M., après quoi Édouard convia Édith et Fausto à déjeuner avec eux. Un souffle fraternel passait sur le quatuor ; le « coureur » ne gardait pas rancune à son « beau-fils » pour l’algarade du chantier.

Ils allèrent chez Boule où, comme l’avait annoncé Blanvin, Fausto Coppi commanda l’entrecôte à la place du coq au vin. C’était la première fois que Mme Lavageol et Rosine se rencontraient autrement que pour parler des études du « petit Doudou ». La mère de ce dernier savait parfaitement à quoi s’en tenir quant aux relations de l’élève avec son ancienne institutrice, mais feignait de tout ignorer. Peu d’années les séparaient et elles ressentaient une étrange griserie à s’afficher avec leurs jeunes amants.

À l’apéritif, pendant que ces dames allaient se laver les mains, Édouard dit à Fausto :

— Après la bouffe, nous irons baiser nos mamans.

L’Italien rougit de confusion.

— Je te sais gré de ne pas ajouter que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes, reprit Blanvin ; peut-être ce dicton n’a-t-il pas cours en Italie ? Je sens que nous allons devenir tout à fait copains. Les gens qui se détestent sont ceux qui ne se connaissent pas, m’a-t-on dit. J’aime les gars qui ont un hobby. Tu sais ce que c’est qu’un hobby ?

— Cycliste, mais pas analphabète, répondit Fausto.

— Un hobby est une manière de lutter contre la solitude, reprit Édouard. On feint de se passionner, mais dans le fond on n’est pas dupe. Toi, c’est le vélo, moi les tractions avant.

Il ajouta d’une voix voilée :

— D’autres, c’est les Harley-Davidson.

Et il se mit à imaginer les engins du prince, alignés sous un hangar, briqués à mort, le cuir luisant, les chromes comme des miroirs. La princesse mère les avait-elle conservés comme des reliques, ou bien s’en était-elle séparée pour rendre les souvenirs moins agressifs ? Il penchait pour la première hypothèse. Drôles de gens ! Il ne se sentait rien de commun avec eux. La phrase de Sigismond dans sa lettre d’adieu : « Ne cherchez jamais à me le montrer, vous vous feriez éconduire », le meurtrissait. L’avertissement ruisselait d’une lâcheté cruelle, presque inconsciente. Ce qui déroutait, c’était l’espèce de loyauté qu’impliquait un tel message et cette monstrueuse dérobade qui s’y trouvait incluse. On se disait, à la lecture de la lettre, que ce jeune homme avait beaucoup apprécié sa liaison avec Rosine, sans que celle-ci dégénérât en amour, voire en simple tendresse.

— Excuse-moi, dit-il à Fausto en tirant l’enveloppe carrée de sa poche.

Il lut la missive posément, mot à mot, comme décidé à l’apprendre par cœur. Combien de fois Rosine l’avait-elle lue, elle aussi ?

Elle revenait en babillant avec Édith. L’enseignante paraissait plus âgée que sa mère et, inexplicablement, il en éprouva un confus contentement.

16

Banane resta au lit trois jours. Il claquait des dents et on avait beau le couvrir avec des peaux de mouton puant le suint, il continuait de gémir qu’il avait froid. Sa sœur voulait appeler le docteur, mais leur mère s’y opposa et soigna son fils à l’aide de pratiques plus pittoresques qu’efficaces. Lorsque Édouard vint prendre de ses nouvelles, elle alla chercher l’étoffe d’un turban et la brandit sous son nez en la tenant écartée.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Blanvin.

— Elle te dit que Selim est malade long comme ça, traduisit Najiba.

Il se retint de sourire et adressa à la brave femme une expression de commisération compatissante. Puis il amena un tabouret près du lit et posa sa main sur le front brûlant de son apprenti.